mardi 31 décembre 2019

Les enfants sages - 13e chapitre




La Reine de la Nuit


Ils ne disent pas de gros mots
Ils savent taire leurs défauts
Ils ont toujours de beaux habits
Et jamais rien ne les salit
Les enfants sages


Lechaud trouvait le conseil municipal plus insipide que jamais. Cela semblait paradoxal étant donné la tension palpable dans la cité. On pouvait certes se dire que la mobilisation était encore faible à quelques mois des municipales, que l’équipe du maire s’étiolait, cependant qu’en face, on trouvait qu’on avait mieux à faire qu’à passer une soirée à assister à des débats sans enjeu sur un ordre du jour d’où l’on avait extirpé les sujets qui fâchent. Le maire avait choisi comme d'habitude de faire un très long laïus sur son action en pensant profiter de la présence de la presse pour se faire un peu de pub. Cela ennuyait tout le monde, et au sein même de son équipe. Lechaud, lui, ressentait ça comme une punition.
Dans le maigre public, on distinguait nettement Libertario, venu comme en touriste, qui échangeait des textos en suivant distraitement l’égrenage des délibérations. L'opposition espérait profiter de quelques moment pour placer quelques piques.
Patrick Lechaud regardait l’heure, prenait des notes rapides et faisait un jeu sur son portable. Il quitta le conseil plus tôt que prévu en se disant qu’à quelque chose, malheur est bon. Le conseil insipide lui permettait au moins de rentrer plus tôt chez lui.
Il traversa la cour de la mairie pour rejoindre son véhicule qu’il avait laissé à son bureau. C’est lorsqu’il sortit les clefs de sa poche qu’il sentit une odeur désagréable.
Un véhicule brûlait. En voyant les flammes, il avait même eu le geste professionnel de sortir son appareil photo et c’est seulement là qu’il réalisa qu’il était personnellement concerné. La voiture qu'il fixait dans l’objectif de son appareil, était tout simplement la sienne.
A part râler, il n’y avait pas grand-chose à faire. Avant même de prévenir la police, il téléphona à Florence.
- « Excuse-moi de te téléphoner à cette heure-là. Je ne te réveille pas ?
- Ben, pourquoi veux-tu me réveiller ? Il n’est même pas onze heures. Je regarde la télé, comme tout le monde.
- Ecoute ! Ma bagnole est en train de cramer. Est-ce que tu peux me ramener chez moi ? Je te rembourserai les frais d’essence.
- Bordel ! J’arrive tout de suite. »

Elle s'extirpa du lit, ne prit pas la peine de mettre une culotte, sauta dans son jean. Fonça dans sa voiture. Faillit démarrer puis elle sortit du véhicule.
- « Non, je suis con ! Il faut quand même que je ferme à clef. Les temps sont durs, on ne sait jamais ! »

Elle trouva ses clefs sans trop de difficulté après un rapide coup d’œil circulaire puis reprit les opérations là où elle les avait laissées.
Ce n’est qu’au bout de 500 mètres qu’elle se demanda où elle allait trouver Patrick. Cour de la mairie ou local de La Dépêche ? Ou ailleurs ?
Bah ! se dit-elle, Louviers est une petite ville. De toute façon c’est dans le centre, et je ne vais pas être longue à tomber sur lui. Une voiture qui brûle, ça dure longtemps et ça ne passe pas inaperçu, il ne pourra pas m’échapper.
En passant devant le Kolysée, elle aperçut au loin les lumières bleu-nuit qui se réfléchissaient à l’angle de la rue Salengro. Ce n’était pas a priori, le but de la sortie mais, comme les papillons de nuit, les journalistes sont attirés par la lumière, surtout quand elle clignote.
C’est à la Londe que ça se passait.
En arrivant sur place elle perçut un attroupement autour de pompiers qui s’escrimaient autour d’un véhicule incendié. Elle se gara à distance avant de s’approcher du groupe de badauds qui regardaient les deux soldats du feu s’acharner autour d’une camionnette, cependant que deux policiers recueillaient les témoignages. Ça ne pouvait pas être la voiture de Patrick.
Sacha, le clochard misanthrope était là, se tenant à l’écart mais suivant de près les débats. Florence se demanda la raison de sa présence. C’est vrai, il ne bouge jamais de son banc, sur le quai de Bigards. Il détestait le monde et ce qui plaisait à la foule. Les seuls moments où il quittait son banc, c’était pour Louviers-Plage, l’animation municipale qui ramenait des gamins à proximité du banc. Ça le faisait fuir. Il s’exilait alors vers le centre d’une ville endormie du cœur de l’été et où il savait qu’on lui ficherait la paix. 
Florence avait bien enregistré ce que Fatima lui raconté. Sacha, était le principal témoin de la noyade de la Villette. Mais ce n’était pas sa principale préoccupation. Cette voiture brûlée, à proximité d’une zone d’habitat collectif, sans vouloir en faire du spectaculaire, c’était un vrai sujet qui touchait la vie des gens. Elle se demanda s’il valait mieux prendre une photo avant de prévenir Patrick Lechaud ou l’inverse. Et c’est là qu’elle réalisa que, dans sa hâte, elle avait laissé son smartphone sur la table du salon. Probablement.
- « Je suis rien conne ! »
Bon, pas d’appareil photo, mais il fallait au moins prévenir Lechaud qu’il serait sympathique de ne pas faire patienter.
Elle se demanda auprès de quel policier ou pompier se renseigner pour savoir les lieux où d’autres véhicules avaient été incendiés et en particulier dans le centre-ville. En s’approchant, elle entendit un message radio qui demandait aux flics de se rendre d’urgence de l’autre côté du quartier. Il y avait du grabuge dans les lotissements vers le cimetière.
Florence courut vers sa voiture et tenta de rattraper la police qui avait un petit temps d’avance.
Ce n’était pas la peine de s’énerver cependant. Au bout de 500 mètres, tout le monde stationnait sur les lieux.
Le feu d’un véhicule avait gagné une haie de noisetier, situé à proximité du mur  du pavillon et qui était noirci des flammes avaient commencé à lécher la maison. La rapidité d’intervention des secours avait évité le pire mais le spectacle, sous les feux de l’éclairage urbain et des clignotants des véhicules prioritaires, dramatisait la situation.
Une femme tenait dans ses bras sa petite fille de deux ans et demi qu’elle avait réveillée à la hâte et qui, bien sûr ne comprenait rien de ce qui se passait. À côté, un homme parlait avec deux gamins à peine plus âgés pour tenter de les rassurer.
Florence retrouva Fatima qui figurait parmi les policiers mobilisés.
- « Tu le connais, le type avec les bésots ? C’est son compagnon ?
- Son compagnon ou son mari, Florence. Il arrive que des gens qui vivent ensemble soient mariés. Même s’ils ont eu des enfants chacun de leur côté. »
Florence esquissa un faible sourire.
L’inspecteur Domfront sortit d’une voiture banalisée. Il avait donné l’ordre d’une surveillance discrète. Éviter les sirènes, par exemple, pour ne pas paniquer la population et même ne pas abuser des clignotants. Il fallait aider les pompiers à faire leur boulot, mais ne pas parler d’incendie volontaire même si ça paraissait de plus en plus difficile. On en était à cinq véhicules incendiés.
Du coté de la propriété, le feu semblait maîtrisé. C’était en quelque sorte un incendie par destination, comme un dommage collatéral. On pouvait penser qu’il s’agissait de quelques abrutis qui s’amusaient à foutre le feu aux bagnoles. Rien de plus, même si c’était déjà pas mal. La façade était touchée, mais avec les assurances les propriétaires pourraient la remettre en état rapidement. Pour la jolie haie de noisetiers, qui avait été plantée par les propriétaires précédents, il faudrait plusieurs années pour qu’elle reprenne son aspect d’il y a encore dix minutes.
L’homme voulait être sûr que tout danger était écarté avant de faire rentrer les enfants. Il avait eu peur mais le fait se retrouver en responsabilité auprès des petits avait évacué sa propre panique. Florence s’approcha de lui dans une démarche de soutien et elle s’aperçut qu’elle le connaissait. C’était le fils d’une copine d’école. Elle lui fit la bise et parla aux enfants pendant qu’il entrait dans la maison avec les pompiers.
Un homme qui tombe à terre ne fait pas de bruit c’est bien connu. Florence n’entendit pas non plus le bruit de verre sans doute parce qu’elle était mobilisée avec le papa et ses deux enfants et parce qu’elle se trouvait à une vingtaine de mètres de l’impact. Elle sentit juste un mouvement de panique qui imprégnait tout le monde autour d’elle.
Photo police nationaleElle sentit juste un mouvement de panique qui imprégnait
tout autour d'elle
C’est Domfront qui venait de s’écrouler après avoir pris une bouteille sur la tête. Fatima s’était précipitée vers lui. Très vite policiers et pompiers s’étaient repliés, emportant avec eux les enfants et la maman pour les amener à l’abri. Tout le monde regardait le policier en civil, allongé sur le sol.
Florence aperçut la bouteille brisée net à ses pieds. Elle en ramassa le tesson le plus important, qu’elle brandit par le goulot. Elle était dans une rage noire. Elle se tourna vers le petit bosquet  qui cernait les logements collectifs. Elle se mit à hurler. Elle était sûre que c’était de là que la bouteille avait été lancée. Les trois étages de l’immeuble firent caisse de résonance à sa voix et on l’entendit à plus de cent mètres à la ronde. 
- « Non mais c’est pas bientôt fini, oui ? Vous allez arrêter vos conneries ? »

Et au cœur du silence assourdissant qu’elle avait créé, elle s’approcha du petit espace vert mal entretenu. Elle était de cette rage solitaire et inconsciente. Elle n’avait peur de rien.
En arrivant sur place, elle vit que les agresseurs avaient dégagé. Il n’y avait plus personne de ce côté-là. Il y avait juste, au pied des arbustes, une dizaine de bouteilles... des cocktails Molotov tout prêts à être balancés.
Bravache, elle en prit un dans chaque main et les brandit face à un public invisible.
- « Connards, va ! Venez les chercher si vous avez les tripes ! »
Il n’y eut pas de réponse.
Juste un silence qui s’entendait jusqu’au cimetière. Et puis, sans doute pour y mettre fin parce que ça devenait insupportable, sans doute aussi par volonté d’agir, on entendit des applaudissements en provenance des habitations.
Florence toisa le public.
- « Et vous, vous avez l’air de quoi à vos fenêtres ? Vous les avez vus, non ? Vous savez qui c’est. Et vous n’avez pas rien fait pour empêcher ça ? Non mais vous vous rendez compte ces connards ? Non seulement ils crament une baraque mais en plus il faut qu’ils caillassent les secours. Et avec des bouteilles en plus. Dénoncez-les, bordel ! Dénoncez-les ces connards ! Si vous les laissez faire, ils vont vous bouffer tout crus ! »
Les applaudissements redoublèrent. Ils ne venaient plus seulement des immeubles mais les  badauds voulaient montrer qu’ils n’avaient plus peur. Libertario Garcia vint vers elle pour la féliciter.
- « La République, c’est le courage ! »

Florence était sur un nuage, projetée dans une situation qu’elle n’avait pas cherchée.
Elle retomba sur terre, comme remise d’une brève syncope. Elle revint vers Domfront qui s’était maintenant assis.
Fatima passait des appels. Elle était à présent en responsabilité et informait Rossignol de la situation. Elle demandait des renforts pour sécuriser le secteur. À côté des véhicules qui patrouillaient, il fallait des flics à pieds qui soient reliés, et qui devaient être présents dans tous les lieux à risque.
Domfront essayait à présent de ternir debout.
- « Ça  va mieux ?
- C’est mieux, je vais reprendre le poste. Merci Florence. Vous avez été formidable.
- Merci à vous Domfront ! Mais ne faites pas de folie, inspecteur. Vous devriez aller à l’hôpital pour des contrôles.
- Vous rigolez ? Non, je ne peux pas laisser Fatima toute seule. Je m’occuperai de moi demain »

Florence rigola gentiment avant qu’un éclair ne surgisse brusquement dans sa tête. Comme Fatima était bien occupée, elle se retourna vers Domfront.
- « Excusez-moi de vous solliciter dans votre état, mais j’ai un service urgentissime à vous demander.
- Tout ce que vous voulez, Madame Tournage, je ne peux rien vous refuser.
- Je n’ai pas de portable. Vous avez le numéro de Patrick Lechaud, mon collègue de La Dépêche ? Vous pouvez l’appeler ? En fait, il s’est lui aussi fait cramer sa voiture et je devais aller le chercher.
- Oui, oui ! Je dois avoir ça. Je vous passe mon portable. Mais, vous me le rendez ! »

Quand Florence appela son collègue, elle entendit derrière elle une sonnerie familière. Elle reconnut tout de suite celle de Lechaud, qui arrivait derrière son dos... Il arrivait en compagnie du commissaire Rossignol, du maire et de son directeur de cabinet.
- « Oups ! Patrick, excuse-moi, j’ai été un peu prise, et je me suis rendu compte un peu tard que je n’avais pas mon portable. J’espère que tu ne m’as pas attendu trop longtemps.
- T’inquiète Florence ! T’es l’héroïne du jour. Mieux, Florence, tu es la Reine de la Nuit. Tout le monde est au courant. »

Gargallaud s’approcha d’elle et la félicita chaleureusement.
C’était très gentil, mais Florence ne souhaitait pas rester dans la lumière. Elle voulait changer d’air. Tout cela l’énervait et elle n’avait pas l’intention de passer la nuit à tourner avec la police. À chacun son boulot, après tout.
Elle proposa à Patrick Lechaud de le ramener quand il voulait. Dans le quart d’heure, ils prirent la route d’Evreux après avoir salué tour le monde.
À son retour, il était trois heures du matin.
Au départ, elle n’avait pas spécialement eu l’impression de traîner avec Patrick. Juste rendre service. Surtout pas parler boulot. Elle voulait juste traîner et changer d’atmosphère.
D’ailleurs, l’idée de passer la nuit avec Patrick l’avait effleurée, bien entendu. Il n’était pas déplaisant comme garçon… mais il n’avait pas fait la démarche et elle n’en avait pas assez envie pour prendre les devants.
Bref ! C’est comme ça. Elle avait bien parlé avec Patrick. Elle n’avait pas picolé. Juste une série de cafés, ce qui faisait d’ailleurs qu’elle se demandait comment elle allait dormir avec l’émotion. Le lendemain, elle s’était promis d’aller à l’enterrement de Myriam Delpech.
Avant d’aller se coucher, elle fit quand même un tour en ville, par acquit de conscience. Elle voulait vérifier que la cité s’était calmée et si elle trouverait Fatima. Elle croisa Rossignol qui laissait un message aux troupes dans une placette de la rue Saint-Jean. Et puis, comme elle ne la voyait pas, elle appela Fatima.
Elle lui confirma que la seule chose qui bougeait à présent dans la ville, c’était la police et Rossignol avait pris en main les opérations. Fatima l’accompagnait à distance, le regardant faire le kéké et elle riait d’elle-même pensant qu’après tout, elle avait été responsable des forces de police sur la ville pendant presque dix minutes. Pas la peine de s’acharner davantage, d’autant que les heures supplémentaires ne seraient pas payées avant Noël. D’ici une heure on en reviendrait au format habituel sur le secteur police entre Louviers et Val-de-Reuil.
- « Bonne nuit ma vieille. »

Dormez tranquille, braves gens ! La police veille sur vous.



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