dimanche 29 décembre 2019

Les enfants sages - chapitre 11




Le Témoin


Tant qu’ils demeurent dans leur cage,
Vous pouvez admirer leur chant
Inoffensif et innocent
Dont ils sont la parfaite image

Les enfants sages


- « Il a replongé dans le coma, dit Domfront. »

Voilà qui ne souffrait aucune réplique. Rossignol devait renoncer après avoir espéré beaucoup de ce côté-là. Le témoin clé était dans les choux durablement, si tout du moins il s’en sortait. Et s’il s’en sort, est-ce qu’il sera en état de se souvenir et se souvenir de quoi ?
De l’agression, peut-être pas… mais ce n’était pas le plus important. Il y avait le reste. Le temps que Jacques Lorraine avait passé à espionner les taggers. Quelques minutes ? Une heure ? Ou cela relevait-il d’un jeu de cache-cache en cours depuis plusieurs jours ? Combien de taggers, étaient-ils juste deux ou procédaient-ils par groupe ? Lorraine les connaissait-il ? Et depuis combien de temps ?
Rossignol se demandait pourquoi on lui en avait voulu à lui et à ce point. « Jamais vu une telle violence » répétait William Hervet, le policier municipal appelé à la rescousse. Vraiment ? C’était de la rage ou un meurtre prémédité ? Qui avait voulu piéger l’autre ?
Autant de question qu’il aurait été plus simple de poser directement. Au moins, la situation avait-elle l’avantage de faire baisser la pression. Dans son coma, Jacques Lorraine se faisait oublier et de la presse nationale, et, par voie de conséquence, de la pression politique même si les demandes se poursuivaient sur l’avancement de l’enquête mais on n’en était plus au même point. En ce qui concerne la presse locale et la petite fouille-merde, on en était à présent sur la multiplication des tags en ville qui certes était un mystère, mais qui ne relevait pas du crime et même pas du délit. On était dans la contravention et c’était à la police municipale de s’en charger.
- « Vous pensez qu’il n’y a pas de rapport ?
- Je ne pense rien du tout. Je dis que je laisse la municipale se charger de la répression des contraventions. Ils doivent être au moins capables de faire ça, non ? Et pendant ce temps-là, ils ne feront pas de bêtises… Enfin, c’est vrai, on n’a pas de certitude à ce niveau-là, mais on sera vite au courant, avec la pression qu’on leur met. Je vois le directeur de cabinet tous les matins. Il me fait un rapport sur les activités de la police municipale tous les jours à 8 heures. Je viens d’en convenir avec lui. À ce propos, pour les tags, le truc sur £es enfants, là, c’est pas la peine de fantasmer. Il y en a eu quatre dans la ville. C’est tout. Il ne faut pas parler de multiplications. Il y en a eu un sur la piscine, un devant les deux lycées de la ville,  et un sur la mairie, bien entendu.
- Excusez-moi, Monsieur le Commissaire, mais personnellement, je ne vois pas comment il ne peut pas y avoir de rapport.
- Bien sûr, bien sûr qu’il y a message, même si on ne le comprend pas. Mais vous savez, il y a plusieurs hypothèses. La première c’est que les types veulent poursuivre l’œuvre interrompue par les policiers municipaux. La deuxième, c’est qu’on veuille noyer le poisson en recopiant ce qui a été fait par ailleurs… du genre, on n’est pas des agresseurs, juste des simples taggers. Ce qui est sûr c’est que les types ne souhaitent pas passer inaperçus. Ils ne veulent pas se faire oublier.
- Vous pensez quoi de l’hypothèse du maire ? Que ce serait un coup de Libertario. Qu’il voudrait foutre le bordel pour le mettre en difficulté.
- Ben, j’en pense la même chose que vous : c’est débile. Bon, mais c’est quand même le maire qui lance ça… il est officier de police judiciaire, par la loi. M’enfin, sur ce coup, je le soupçonne de ne pas être totalement objectif. Ça lui ferait tellement plaisir que ce soit ça. Pour moi, j’y vois la même probabilité que l’hypothèse des gilets jaunes. C’est zéro, même si je me refuse à exclure toute hypothèse a priori. Il y a tellement de surprises dans l’existence. »
***
Florence ne tarda pas à reprendre contact avec Fatima. Elle avait fait sa petite enquête et elle avait une explication cohérente à lui apporter sur le comportement d’Anquetil. Elle lui proposa de passer chez elle.
- « Oui, Florence, je sais ce que tu vas me dire. Je viens de lire sur les 400 culs, le blog de Libération. Ce n’est pas rassurant pour moi. Soit il me trouve moche, soit il est gay. C’est ça un homme qui refuse.
- Un peu simple et simpliste comme explication. Je ne dis pas qu’il est gay ton Anquetil, je ne dis pas le contraire non plus, mais j’ai peut-être une autre explication.»
Florence venait de passer quelques instants avec quelqu’un qui connaissait bien la famille dont l’histoire n’était pas passée inaperçue. En fait, c’est vrai qu’Anquetil a vécu avec sa mère et ses grands-parents après le suicide de son père qui s’était jeté dans une fosse à purin sur le plateau du Neubourg.
- « Putain, c’est glauque !
- Oui, c’est glauque. Le reste est pas sympa non plus. Les grands parents, ceux qui sont à la maison de retraite, ne s’en sont pas vraiment occupés par le fait. Faut dire que les grands parents étaient de la famille du père. C’était pas sa famille à elle. En plus, ils soupçonnaient la fille d’avoir poussé leur fils dans le tas de purin.
- Y a eu enquête de police ?
photo mozkito issue du site Belge 7/7En plus, ils soupçonnaient la fille d’avoir
poussé leur fils dans le tas de purin.
- De gendarmerie, ma belle ! On est sur le plateau du Neubourg, zone gendarmerie. Je n’en sais rien. Tu sais bien, à la campagne, ce genre de crime parfait, c’est pas que dans Maupassant. C’est une réalité. Pour ma part, je suis persuadée que tous ces suicides dans le monde rural, ça arrange vraiment beaucoup de monde ! Enfin, c’est une généralité.
- Tu dérailles Florence… enfin non. C’est sûr que tout le monde a un peu envie de tuer tout le monde dans les familles.
- Et dans les campagnes, les gens sont beaucoup plus durs.
- Ouais, bon, c’est de l’ethnologie à deux balles, ça. tu vas me faire un comparatif entre le plateau du Neubourg  et le Pays de Caux… Bon, au moins, ça me change les idées. Bon, raconte le reste. Un crime parfait, maquillé en suicide, pas d’enquête de gendarmerie.
- Ah non ! Je n’ai pas dit qu’il n’y avait pas eu d’enquête de gendarmerie. Pardon, ça remonte à plus de 20 ans. Y a pas eu d’article dans la presse. A peine un mot dans le Carnet, la rubrique Carnet du courrier du Neubourg. Tu me diras, c’est toujours ce que les gens lisent le plus. Dans les familles, ils ouvrent le journal en disant : « qui c’est qu’est mort ? » Bon, qui c’est qu’est mort, d’accord, mais ça dit pas la vraie question : comment qu’il est mort et qui c’est qui l’a poussé ? en fait, je connais un peu l’histoire à cause de ma copine qui habitait Sainte-Opportune, le même village. Tu parles d’un nom, Sainte-Opportune ? Tu appellerais ta fille Opportune, toi ? Mais pour ce qui concerne l’enquête de gendarmerie, c’est à toi de faire le boulot. Je n’en sais rien.
- Ouais, bon. D’accord, je vais peut-être voir. Et le gamin ?
- Ben le gamin, en fait, il a été pris en charge par un voisin. Enfin, essentiellement, M. Degénetais.
- Ah oui ! C’est bizarre, ça les voisins qui prennent en charge un gamin. C’était quoi prendre en charge exactement ?
- Ben, c’était lui payer des trucs, l’aider dans ses études, des trucs comme ça, mais c’est pas tout.
- Oui, tout ça, excuse-moi, mais ça sent l’adultère de campagne. Le type, il couche avec sa voisine. Ils ont un lardon. Le mec fait la gueule. Les parents font la gueule encore plus. La nana se démerde avec le Degénetais pour pousser le mari dans le purin. Après les parents, forcément voient pas d’un bon œil de garder le petit et c’est le gentil voisin qui s’en charge et qui vient sauter tranquillement la voisine quand ça le démange. Sympa, remarque… Il aurait pu la larguer.
- Tu vois le mal partout Fatima ! Pour un peu on dirait que tu es dans la police. En fait, ça peut quand même arriver qu’un adulte prenne en charge un adolescent en difficulté, non ? 
- Ah, Florence, toujours ton côté Bisounours…
- Je ne sais pas si je suis Bisounours, mais je trouve que ce qu’on m’a dit sur l’histoire de ce type est encore pire. En fait, le voisin, le Degénetais était Témoin de Jéhovah. Et il a assuré l’éducation du petit en le transformant en Témoin, ou tout du moins en le mettant sous influence. Et la femme aussi du reste. Tu sais, tout ce qu’on dit sur les Témoins de Jéhovah, quand ils font dans les bonnes œuvres, qu’ils vont voir les petits vieux dans les maisons de retraite, qu’ils en font des adeptes, mais qui vont aussi rechercher dans les familles de nouveaux fidèles quand elles ont des problèmes.
- Super ! Tu te rends compte de ce que tu me dis ? mais c’est super, ça. Je vais pouvoir aller enquêter chez les Témoins de Jéhovah. Foutre le bordel chez eux. Ça me démange depuis que je suis à Louviers.
- Calme-toi Fatima, le Degénetais, il est mort depuis 3 ans. Et puis, il n’a jamais été logé chez eux puisqu’il est resté le voisin du petit. Enfin, pour ce qui est de ton histoire, éduqué par un Témoin de Jéhovah, c’est quand même pas marrant pour un petit. Pas de Noël, pas d’anniversaire. Le seul avantage s’est d’être dispensé de donner son sang. Je ne sais pas pour toi, mais moi, à chaque fois, ça me fait tomber dans les pommes.
- Ah bon ?
- Enfin, du coup, je l’ai fait qu’une fois ! Bref, ce que je voulais dire, c’est que quand même pour un enfant, pour une ado, être Jéhovah, c’est pas la joie.
- Effectivement, la répression sexuelle est déjà lourde dans les religions, mais là, c’est encore pire.
- Tu vois, tu le dis toi-même Fatima. Pas étonnant qu’il soit un peu détraqué dans ses rapports avec les femmes. Tu peux bien te dire que ça n’a rien à voir avec toi. Tu es loin d’être un tue-l’amour Fatima. Beau cul, belles jambes, beau visage. Ma jolie.
- Oui, c’est gentil. Ça fait toujours du bien à entendre.
- Rassure toi ma poupée. T’as de quoi faire bander tout le commissariat, tout Louviers et au-delà. Mais il faut dire quand même, pour ce qui est des Témoins de Jéhovah, tu places la barre un peu haut. C’est le cas de le dire. »


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