jeudi 26 décembre 2019

Les enfants sages, chapitre 7



Mais qui est  £ ?


Ils sont le bonheur des parents
Chacun voudrait avoir le sien
Ils ne réclament jamais rien
Jamais ils ne sont insolents

Les enfants sages

D’accord le jeu de mots n’était pas extraordinaire. Mais faute de mieux c'était passé à la rédaction.
Toujours est-il que l’effet pour faible qu’il se voulait au départ était réduit à néant. La faute sans doute à ce que maintenant, le journal était qui était imprimé loin de Louviers, que les articles n’étaient pas relus et surtout pas par ceux ou celles qui les avaient écrits.
Bref ! Florence avait titré son article : mais qui est £ ?, faisant allusion au tag interrompu … et le titre avait été transformé en mais qui est-elle ? par quelqu’un qui avait cru bien faire, là-bas, à Evreux, Caen ou Angers, maintenant qu’on avait centralisé tout ça, ou plutôt décentralisé. Ah ! Le bon temps ou les journalistes faisaient tout à la main, fricotaient avec les linotypistes, corrigeaient sur épreuves…. C’était le temps où les rédacteurs s’intéressaient à ce qu’ils écrivaient et tout ça donnait l’impression à Florence d’être complètement isolée.

À y regarder de plus près, Florence se rendit compte que ce n’était pas du tout ce qu’elle croyait. C’était sans doute encore pire. On avait repris son titre, en le transformant pour l’appliquer à un autre article qui, lui, faisait la une. On trouvait l’article de Florence perdu en pages intérieures. Sans doute pour la remettre à sa place.
En fait, La Dépêche avait voulu faire dans le spectaculaire et l’utile. On reparlait du cadavre de la Villette, celui qu’on avait oublié et on lançait un avis de recherche.
Pour ne pas faire trop sordide, et pour avoir plus de chance d’aboutir, on n’avait pas reproduit la photo du cadavre gonflé et tuméfié qui avait été ramassé après un trop long séjour dans les remous de la cascade. Un dessinateur, assisté d’un  thanatopracteur s’était attaché à reproduire un visage vivant, pas vraiment joli mais normalisé. La noyée ne le paraissait plus, on indiquait qu’elle devait mesurer 1,64 m, peser 70 kg. Bien sûr, il n’était pas fait mention de son taux d’alcoolémie. Juste parlait-on du fait qu’il s’agissait bien du cadavre de la Villette. On disait aussi qu’il fallait contacter le commissariat ou la gendarmerie qui avait d’ailleurs ouvert une page facebook à l’occasion.
Etude sur l'Inconnue de la Seine,
par Sylvain Doerler

L’inconnue ne la resta pas longtemps.
Entre la page facebook, l’appel partagé  

et La Dépêcheon eut avant midi une
 centaine de réponses qui allaient toutes 
dans le même sens.
On pouvait toujours lui raconter après que le niveau des ventes ne constituaient plus le moteur essentiel du petit hebdomadaire … mais il était sûr qu’on allait s’arracher le numéro dans la ville, à se demander si le portrait ne correspondait pas à une connaissance plus ou moins proche, et, à tout le moins n’allait pas alimenter tous les fantasmes. Bien entendu, la belle idée du portrait avait été diffusée dans tous les hebdomadaires normands du groupe de presse.
« Marrant, se dit Florence, cette femme, tout le monde s’en fichait avec l’agression des deux policiers municipaux, et maintenant tout le monde se retrouve comme des mouches autour du cadavre de l’inconnue. Bon, ben tant pis, je ferais mieux la prochaine fois. »

L’inconnue ne le resta pas longtemps. Entre la page facebook, l’appel partagé et La Dépêche, on eut avant midi une centaine de réponses qui allaient toutes dans le même sens. Il s’agissait de Myriam Delpech, une femme qui vivait seule et qui travaillait comme agent de production à Hondouville, dans une usine qui changeait de nom tous les trois ans environ et dont tout le monde avait peur qu’elle ferme à chaque rachat. Du papier cul aux couches,  aux nappes et serviettes en papier des restaurants, sans parler des essuie-mains et tutti quanti. Oui, elle avait un fils qui était parti faire sa vie, et ses parents, âgés n’avaient pas droit à ses visites. Ils persévéraient à vivre leur couple dans une maison de retraite de Louviers mais on ne sait pas s’ils savaient vraiment où ils habitaient.
Dans sa boîte, les collègues ne s’inquiétaient pas outre mesure. On la connaissait, bien sûr, mais ce n’est pas pour ça qu’elle était connue. Elle avait dix ans de boîte, mais plus ça allait et plus elle se mettait en arrêt. On ne l’avait pas vu depuis 15 jours dans son atelier, mais même ses absences passaient inaperçues. Myriam était quelqu’un de fade, parfaitement remplaçable qui aurait sans doute été dissoute  dans l’eau du canal si elle y avait séjourné plus longtemps.
Même morte, d’ailleurs, et dans des conditions spectaculaires, elle avait réussi à se faire voler la vedette avec ces andouilles qui s’étaient fait tabasser deux jours après.
Et à ce propos, on se penchait toujours sur le £. Florence en avait fait un article à tonalité poétique. Comme le £ avait des origines curieuses, elle s’était mise à délirer dans son article sur le pourquoi du comment et même, pourquoi ce  £ alors qu’on dit pound en anglais.
Enfin, pour ce qui est de cette question qui aurait pu être en rouge au jeu des mille euros, elle fut rapidement évacuée. Les fantasmes sur le £ n’avaient plus raison d’être. Dans la nuit, quelqu’un avait violé le secteur sauvegardé, franchi allègrement les rubalises, défié la surveillance et continué le tag. On avait prolongé le £, et le tag était devenu £es sur le mur du délit.
Du coup, Florence se dit que ce n’était pas plus mal que l’article soit relégué au plus profond des pages intérieures. Ce graphisme du £, ce n’était plus le sujet.
Pour la police, c’était une autre musique. Le tag prolongé était une provocation sur un lieu protégé. C’était la puissance publique qui était ridiculisée. Le chant de Rossignol s’entendait jusque dans la rue.
« Mal ! Mal surveillé ! Qu’on me ramène les agents chargés de la surveillance ! Putain ! C’est la municipale ? Mais pourquoi on a chargé la municipale de faire ce boulot ? Vous trouvez qu’ils n’ont pas fait assez de conneries comme ça ? En plus, ils sont en sous-effectif ! Ils sont une petite dizaine, et ils ont perdu deux éléments. Non, soyez gentil avec eux, mais laissez leur s’occuper des PV de stationnement. C’est déjà pas mal ! Enfin, je vais quand même téléphoner à Gargallaud ! Non, tiens, je vais aller en mairie, ça me passera les nerfs. »
En quittant le commissariat, il croisa les quelques personnes qui attendaient sagement leur tour en remplissant le formulaire de satisfaction. Ridicule cette façon de faire noter les fonctionnaires de police par les usagers. Il se souvint qu’il avait demandé à ce qu’on enlève tous ces formulaires des commissariats… Mais il prit le parti d’en rire.

***
Ils étaient trois, dont un petit mec qui visiblement ne comprenait rien au questionnaire mais qui se donnait d’autant plus de mal qu’il se sentait à la disposition de la police.
Il fut appelé par le policier à l’accueil.
- « Monsieur Magalhaes … la lieutenante Pinco va vous recevoir. Donnez-moi votre convocation ».
La lieutenante était scotchée sur son écran d’ordinateur. Elle commença à l’interroger.
- « Nom Magalhes, prénom Fernão … C’est bizarre ça, comme prénom Fernao. C’est pas français ?
- Non Madame la pouliche. Ch’est pas français, ch’est Portuguèche. Mais on dit Fernand en français.
-  Alors, ils étaient à vous tous ces prospectus ?
- Oui, Madame la pouliche. Enfin ils gétaient pas à moi, ils gétaient à la boîte.
- Alors, expliquez-moi comment ils se sont retrouvés dans le canal de la Villette… »

Fernão Magalhaes était scotché. Il savait qu’il avait fait une connerie. Il savait bien qu’il n’avait pas le droit de foutre à l’eau tous les prospectus qu’il était chargé de distribuer, mais enfin, de là à se retrouver au commissariat.
- « Oh ! Vous chavez, ché dur pour les étrangers…
- Non, mais on s’en fout de ça, M. Magalhaes. Je vous ai pas fait venir pour vous engueuler. Je m’en fous de ces imprimés que vous avez balancés à la rivière. Vous verrez ça avec votre entreprise. Au passage, vous n’êtes pas très malin quand même. Vous deviez savoir que vos paquets de prospectus sont marqués. Il y a un système de barre sur l'emballage.Vous ne les avez pas vu faire ?
-  Ben chi ! Je chuis pas idiot quand même …
- Et alors ? À quelle heure les avez foutu à la rivière les journaux.
- Pas des journaux, des prochpectuches !
- Oui, enfin, ça, je m’en fous. Alors, à quelle heure ?   
- Ben, cha ch’est passé à 4 heures du matin.
À quatre heures du matin. Sûr ? Et Comment ça s’est passé, exactement ?
- Mais je chais pas comment ça s’est paché. Ch’est pas moi ?
Comment ça c’est pas vous ? Le paquet, c’est bien le vôtre ! C’est bien le paquet que vous aviez ramassé à Adrexo à Elbeuf la veille.
- Oui, je l’ai ramaché. Mais ché pas moi qui ai distribué. Je l’ai donné.
- Vous l’avez donné ?
- Oui, enfin, je l’ai vendu !
- Vous l’avez vendu ?
- Ben oui. Je l’ai donné à un type qui devait distribuer à ma plache. Avec de l’argent.
- Ah oui ! Et ben bravo ! Sacré trafic ! Et le type, c’était qui ? Et on peut le trouver où votre ami ? Et comment il s’appelle ?
-  Chacha. Il ch’appelle Chacha !
- Vous voulez dire Sacha ?
- Ché cha ! Chacha.
- Et on le trouve où ce Sacha ?
- Ben, vous le connaichez Chacha ! On pache devant tous les jours.
-  ?
Mais chi, ch’est le clochard qu’est toujours au bord de la rivière.
-  Le type qui traîne à côté de la Porte de l’Eau depuis 20 ans ? C’est lui ?
-  Ch’est chà ! Il ch’appelle Chacha !
- Bon, je vais vérifier.»
Fatima Pinco regarda le pauvre bougre. Il n’avait pas l’air malin, mais il ne semblait pas méchant non plus. Son témoignage n’apportait pas grand’chose mais c’était le seul dont on disposait pour l’instant. Elle vérifia son numéro de portable ainsi que son adresse et le laissa partir.
-  Je, je peux m’en aller ?
- Ben, oui, M. Magalhaes. Je n’ai rien contre vous ? Vous vous débrouillerez avec votre entreprise pour le reste. Ce n’est pas le problème de la police. Tenez vous quand même à notre disposition. Voici ma carte.
-  Merchi Madame la Pouliche. »

Fatima le savait bourru. Sacha était devenu une figure de la ville. Il ne parlait à personne, même si beaucoup de gens lui parlaient. Il était le souci des services sociaux de la ville depuis plusieurs municipalités Il gardait un vieux fond anar, acquis au collège, et qui l’avait amené à rejeter ses parents. Depuis, il restait scotché, physiquement et idéologiquement. Si Fatima voulait tirer quelque chose de lui, elle avait tout intérêt à ne pas y aller en uniforme ni à se présenter comme policière.
Elle le trouva, comme attendu, sur le même banc, à côté de la Villa Calderón, face aux cascades de la rivière, à côté du Moulin. Il avait un bouquin d’Hannah Arendt dans les mains.  Fatima lui proposa une cigarette.
- Je ne fume pas !
- Vous connaissez Fernão ?
- Je parle pas aux flics !
Bon, il fallait s’y prendre autrement.
- Écoutez, c’est Fernão qui nous a parlé de vous. Il dit qu’il vous a vendu un paquet de journaux pour les distribuer.
- Ben non, on ne peut pas dire qu’il me les a vendus. Ce serait même plutôt le contraire. Il m’a donné de l’argent pour que je les prenne. Nuance !
- Bref ! Vous les avez distribués ?
- Je ne dirais pas, non ! J’ai pris le paquet. J’ai pris le pognon. C’est déjà une concession à la société.
- Et puis ?
-Ah ! Vous voulez savoir ? Eh bien, je vais vous le dire. Le paquet, je l’ai mis au pied de la caisse, là, celle où les gens mettent des livres pour qu’on les reprenne. De toute façon, même pour faire plaisir à Fernão, il n’était pas question que je mette de la publicité dans les boîtes à lettres. Les gens sont déjà assez abrutis comme ça. Pour une fois, j’ai voulu faire œuvre utile. Et c’est là que j’ai été puni.
-  Puni comment ?
- Ben voilà. Je voulais mettre le paquet à la rivière, mais je ne voulais pas que ça m’abîme le paysage. C’est comme ça que je me suis décidé à le balancer à côté de la piscine, dans la cascade. Putain ! Quand j’ai vu la morte, là, j’ai décidé de me barrer sans demander mon reste.
- Ah bien voilà. Je comprends mieux. Merci. Vous êtes sans doute le premier à avoir découvert le corps, alors.
-  Merde ! Et vous savez que dans les policiers, c’est celui qui découvre le corps qui est le coupable. Dans 9 cas sur 10.
- Les statistiques des romans ne sont pas celles de l’administration. Bon, dites-moi quand même. Vous avez vu des choses ? Des choses suspectes ? Même pas suspectes d’ailleurs, si vous avez des détails même anodins qui vous reviennent, dites le moi. Vous avez croisé du monde ?
- Je ne dirais pas a priori. En fait, j’ai tout fait pour ne pas en croiser. Je suis passé par la rue Lanon, et après, j’ai été par l’ancien passage à niveau. Bref, un coin où on ne croise personne. Juste, à côté de chez Dauphin, dans la rue glauque, là, j’ai vu deux bagnoles qui ont démarré. Mais vous savez …
- Je sais quoi ?
- Ben rien, c’est deux bagnoles, ça veut rien dire. C’est un rendez-vous d’amoureux. Bizarre d’ailleurs, parce que c’est vraiment pas sympa comme coin. C’est même pourri. L’avantage, c’est que c’est tranquille. Il y a aussi des trafics dans ce coin, d’ailleurs. Enfin, vous êtes flics, vous devez le savoir.
- Bon, dites-moi ce que vous avez vu. Elles étaient comment les voitures ? C’était quelle marque ? Quelle couleur ?
Désolé, c’était la nuit, et la nuit, tous les chars sont gris.
C’était à quelle heure ?
Mais vous m’emmerdez ! Je n’ai pas de montre ! pas de portable. Je n’ai rien, moi. Je m’en fous de tout ça. Vous savez, je ne dors pas. Je suis un peu comme Napoléon. Je passe mon temps à cogiter. Je dois être un génie en fait.
- Et alors ?
- Je ne sais pas. Je me suis réveillé en pleine nuit et en pleine forme. Ça m’arrive souvent. Je m’endors quand il n’y a plus de bruit, en fait après la sortie des cinémas. Après, vous savez ça peut être à minuit, à deux heures du matin, à quatre heures ou à six heures, j’en sais rien. Moi, j’ai pris le paquet de publicités pour m’occuper. D’ailleurs j’aurais pu les balancer sur le passage. Mais c’est vrai que j’avais dans l’idée de les laisser à la cascade. Que ça fasse joli.
-  Oui, pas très écolo tout ça !
-  Tu parles ! Si j’en ai à foutre. Ce n’est quand même pas moi qui imprime ces merdes !
-  Bon, et alors ?
- Et alors vous vous doutez bien ! C’est là que j’ai vu la morte. Alors là j’ai laissé tomber le paquet de journaux et je me suis barré sans demander mon reste. Ça faisait longtemps que je n’avais pas couru aussi vite !
Bon, et il était quelle heure ?
Je vous ai dit, je ne sais pas …
- Bon, arrêtez les conneries Sacha ! Je sais que vous avez un portable, vu que j’ai votre numéro. Vous voulez protéger quoi et qui à ne pas me donner l’heure. Ça ressemble à rien.
- Bon, Ok, ça va ! Bon, je me suis réveillé à 3h57. J’ai dû prendre un peu moins de dix minutes pour aller de mon banc à la cascade de la Villette. Et les bagnoles, c’était des voitures normales, enfin, je veux dire, pas des bagnoles de luxe. Des bas de gammes, mais neuves quand même. C’étaient des 3 portes, c’est dire. Des 108, les deux. Peut-être des voitures de locations. De toute façon, je n’ai pas bien regardé. Je ne suis pas du genre voyeur. Je n’en avais rien à faire si c’était des homos qui voulaient se faire des papouilles. Même si c’est des trafics de stups. Qu’est ce que ça me fait ? Du moment qu’ils ne me dérangent pas. Je n’ai pas cherché à voir les numéros d’immatriculation. Ce que je voulais, c’est que les bagnoles dégagent. Je suis resté un petit peu à les regarder, le temps qu’elles s’en aillent. Je voulais être peinard pour aller larguer les journaux.
Et ?
- Je n’ai pas bien regardé les occupants. C’était deux hommes, a priori moins de 30 ans. Ils sont restés un peu dans la même voiture avant de retourner chacun dans la sienne.
Et ?
Eh bien, ils sont partis. J’ai chargé le paquet sur mes épaules. Et franchement, je le jure, j’ai vu la morte qui déjà brinquebalait dans les remous. Mais je ne  suis pas resté longtemps. Je me suis barré en courant, je vous dis. Maintenant, vous pouvez m’arrêter si vous voulez.
Mais pourquoi je vous arrêterais ? Je vous remercie. Tout va très bien.»
Et Fatima se félicita de la qualité de l’interrogatoire. Pas conventionnel, mais c’est souvent le plus efficace. Là, elle avait fait parler le rebelle. 

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