samedi 21 décembre 2019

Les enfants sages, chapitre 2


2e chapitre

L’escadrille



Ils sont toujours d’égale humeur
Ils font où on leur dit de faire,
Ils ont peur de ceux qui ont peur
Comme ils ont peur des téméraires

Les enfants sages


Le jeudi, Kevin Vavasseur faisait la une de La Dépêche. C’était le biais que Florence Tournage avait trouvé pour ébruiter l’affaire. Il était hors de question de parler de crime. On ne pouvait pas parler de suicide non plus, vu que ça ne se fait jamais dans la presse locale. Il faut laisser les gens à leur peine. Mais une chose était sûre, c’est que trois jours après les faits, personne n’avait reconnu le cadavre.
Un premier rapport du médecin légiste indiquait que la femme avait une cinquantaine d’années. Qu’elle était vêtue chichement. Qu’on ne savait pas d’où elle venait, où elle allait et ce qu’elle foutait sur cette rue du Canal, sans doute morte quelques instants avant la levée du jour. La rue du Canal fait partie de l’histoire de Louviers. Il y a bien un canal d’ailleurs, ce qui explique le nom donné à cette rue, mais ce canal n’a plus d’utilité, un peu comme la place de la Poissonnerie, la place de la Porte de l’eau, la rue du Quai et toutes les références au passé de la ville, quand on vivait sur la rivière alors qu’elle est devenue depuis un lieu de distraction. D’ailleurs, le Canal en question avait servi quelques temps pour apprendre et pour nager. Il y avait même eu des compétitions. C’était il y a un siècle mais le fait que la piscine ait été construite à cet endroit là marquait comme une continuité historique.
Bref ! La rue du Canal, après avoir été délaissée, est animée par la vie des équipements de loisirs et l’activité de la voie verte qui passe par là à l’écart des grands axes de circulation et est surtout fréquentée par joggers et cyclistes. Pour les voitures d’ailleurs elle était un cul-de-sac permettant de joindre les parcs de stationnement de la piscine comme de la patinoire. Malgré tout, passé minuit au plus tard, il n’y a plus personne.
Le pauvre Kevin était bien content d’être dans le journal, mais il était évident qu’il avait encore du mal à se remettre de son aventure. Toutes ces publicités, que l’allée en était hourdée. Mais qu’il ne voulait pas trop le dire à la journaliste qu’était tellement gentille, mais quand même il était sûr qu’il allait se faire disputer, parce que son boulot à lui, c’était de ramasser les sacs jaunes de cartons, pas de ramasser les papiers qui s’envolent.  Et puis alors, cette pauvre dame, tout au fond de l’eau.
Non, d’ailleurs, pas au fond, qui flottait, qui reflottait dans les remous. Je sais pas comment qu’elle était tombée, peut-être qu’elle voulait regarder et qu’elle était prise par l’envahie et alors … et alors plouf !
Et glou glou, et glou ! 
Et puis, depuis, à chaque fois qu’il fermait les yeux il revoyait le cadavre, avec les yeux exorbités, et des trucs comme ça, des poissons qui ressortaient par les yeux, comme les anguilles … enfin, il l’avait pas vu, ça, c’est sûr. Mais c’est quand il fermait les yeux que ça revenait. Il savait d’où ça venait. Il était sorti avec une fille, à Poses. Une fille de marinier, qui lui avait parlé de ce vieux fantasme de la corporation, et qui lui disait que les mariniers ne mangent jamais d’anguilles, parce que quand on avait repêché des noyés, souvent, on les retrouvait mangés par ces poissons qui ressortaient par les yeux. C’est peut être pas vrai, d’ailleurs, mais c’est ce qu’ils disent et eux, ils vivent vraiment sur l’eau. Il y a toujours un fond de vérité dans ces histoires.
Le médecin lui avait proposé de prendre 15 jours parce qu’il n’avait pas l’air très frais. Mais lui, il avait dit non. Et il était là, le soir, quand les yeux se ferment et qu’au lieu de tomber dans le sommeil, il voyait les journaux qui s’envolent et puis l’anguille qui passait dans les yeux de la morte.  Il se relevait brusquement dans le lit.
 Alors, pour tromper l’imagination, il se mettait debout, allait faire un tour. Boire un verre d’eau, faire pipi. Bon, mais c’est pas la mer à boire. Le sommeil allait revenir. il ne voulait pas d’arrêt de travail, mais ce qu’il voulait c’est changer de tournée… Il ne voulait pas avoir  à repasser par la rue du Canal, il ne voulait plus longer la rivière.  
Tout ça était dans le journal.
La rédaction de la Dépêche a, de moins en
moins à voir avec Louviers. Ainsi en est-il
de la presse locale qui se trouve de plus en plus
délocalisée.
LIl y avait de quoi interpeller le chaland avec cette histoire. Limiter au moins la baisse des ventes de l’hebdomadaire. Le journaliste en congé avait laissé place à la pigiste, mais il y avait de quoi satisfaire la rédaction … même si la rédaction de La Dépêche avait de moins en moins à voir avec Louviers. Ainsi en est-il de la presse locale, qui se trouve de plus en plus délocalisée. D’ailleurs, même les journalistes, les vrais, les pros, ils viennent de n’importe où et souvent ne comprennent rien aux histoires locales. Ils ne pensent qu’à une chose c’est retourner dans une grande ville, avec des vrais faits divers, des vrais meurtres, des vraies banlieues, des vrais trafics, des vraies batailles politiques avec des vedettes ! Maintenant, Louviers, malgré son passé prestigieux, avec des personnages historiques comme Mendès France, des vedettes comme Mesrine, des stars comme Besancenot, il n’y a pas grand-chose à tirer au jour le jour à Louviers. Même si avec Ingrid Levavasseur, il y avait eu un regain … mais enfin, c’est les télés nationales qui avaient tiré le maximum de profit de l’histoire. A Louviers, son bouquin n’avait pas été vraiment un best-seller. Nul n’est prophète en son pays, comme on dit dans l’évangile.  En fait, il n’y avait que les  pigistes qui puissent relever le piment de la vie, en tirer le suc et en plus y prendre plaisir.
« Kevin aura eu son quart d’heure de célébrité » pensa-t-elle.
On ne peut pas plaire à tout le monde.
Ainsi, lorsque La Dépêche atterrit dans le bureau du maire, ce ne fut pas la même chanson.
Loin de s’attendrir sur le sort de Kevin, Pierre-Henri Gargallaud, n’arrivait pas à se calmer.
        « Qu’est ce que c’est que cette ville de merde avec cette presse de chiottes ? Ça  commence à bien faire ! »

Notre premier magistrat s’énervait. Pourquoi donner toute la place au fait divers au lieu de reprendre la conférence de presse qu’il avait faite la semaine dernière pour exposer les projets municipaux.  Il fallait la chercher en page départementale, derrière les petites communes voisines, quasiment parmi les petites annonces. Ce coup-là, ils ne pourront pas dire qu’ils ne l’ont pas fait exprès. À quelques mois des élections on était quasiment dans l’irrattrapable.
Arnaud Meunier suggéra au maire d’appeler la direction du journal pour exiger une interview qui lui permettrait d’expliciter ses projets.
Mais il n’y avait pas que ça !
L’article sur le fait divers signalait nettement que le maire n’était pas sur place au moment où on aurait pu avoir besoin de lui. La journaliste le disait bien : un tel événement est par nature imprévisible, mais cela soulignait encore une fois les absences du maire.  En fait, s’il y avait quelque chose de prévisible dans l’histoire, c’était l’entrée en fonction du nouveau commissaire. Voilà qui manquait de savoir-vivre de la part de Gargallaud. Mais qu’attendre d’autre finalement de cette pigiste à la noix, ancienne syndicaliste, et qui, en plus avait fait partie de la bande à Marlin, l’ancien maire.
Mais on n’en avait pas fini avec la tournure perverse et comminatoire de l’article.
Là où, vraiment, elle exagérait cette Tournage, c’est qu’elle parlait de la vidéosurveillance. Ainsi, soulignait-elle perfidement, on saurait exactement ce qui s’est passé rue du Canal sur le coup de 3 à 5 heures du matin grâce aux caméras installées à proximité de la piscine et de la toute nouvelle patinoire, fierté de la municipalité qui n’a fait d’ailleurs que reprendre les projets de l’ancienne. On le saurait exactement … si le système avait été réparé, alors qu’il était en panne depuis plus de 4 ans.
-          « Meunier, dit Pierre-Henri à son directeur de cabinet, appelle-moi le cowboy ! J’appellerai la Dépêche plus tard »

Le cowboy, c’était le gentil petit nom que donnait le maire à Jacques Lorraine, un policier à la retraite qu’il avait pris à son service. Ce n’était pas le seul à lui donner ce nom-là, d’ailleurs. Beaucoup l’appelaient comme ça dans la ville. Il y avait aussi d’autres noms, mais ils étaient franchement insultants.
Pour s’occuper, plus encore que pour améliorer l’ordinaire, Jacques Lorraine avait créé dans un premier temps une boîte de gardiennage. Ça n’avait pas marché. Il avait un peu loupé tout ce qu’il avait fait d’ailleurs. Trop de stress.  Mais ce type n’avait pas que des défauts. Entre autres, il était entièrement dévoué. Sans doute avait-il gardé de ses professions antérieures un sens aigu de la hiérarchie et une capacité à endosser sans broncher les engueulades les moins justifiées.  
Gargallaud, dès son élection, lui avait donné pour mission de diriger la police municipale. Bonne idée, sauf que non. Les statuts lui interdisaient. Alors, il dirigeait sans diriger. Il informait. Sauf qu’il n’en avait pas le statut et il avait fallu aménager son poste. Il y avait un malaise, c’est certain, mais il restait l’homme de confiance et de terrain.
Meunier tomba directement sur le répondeur. Il ne s’embêta pas à laisser un message. Lorraine était obéissant avec les chefs. Il ne mettrait pas 2 minutes à rappeler.
Mais Gargallaud ne l’entendait pas de cette oreille.
-          « Ah ! Il ne répond pas l’andouille ! On va voir ce qu’on va voir … Il va m’entendre ce dégonflé ! »

Arnaud Meunier savait cette formulation parfaitement injuste. Lorraine avait beaucoup de défauts, mais pas celui-là. On ne peut pas traiter quelqu’un de cowboy et de dégonflé en même temps. Bon, mais enfin, on pouvait passer au maire quelques menus écart. Les courbettes révérentes sont de la mission des collaborateurs de cabinet, surtout quand le maire est en colère.
Il suivit Gargallaud qui dévalait l’escalier …et évita de justesse un choc frontal avec deux policiers qui s’apprêtaient à le prendre dans l’autre sens.
-          « Ah ! leur dit-il, vous tombez bien vous ! Où est votre chef ? 
-          Vous êtes déjà au courant ?
-          Comment ça je suis déjà au courant ?
-          Ben, il est à l’hôpital ?
-          A l’hôpital ? Comment ça, il a choisi sa journée pour se faire hospitaliser celui-là ! Bon, décidément, c’est ma journée !
-          Non, non monsieur le maire. C’est peut-être pas votre journée, mais c’est pas la sienne non plus. Il s’est fait agresser. Il est aux urgences, avec Hervet.  Ils sont à Cléon. On ne sait pas qui leur a cogné dessus comme ça. Ça a l’air sérieux et ça vient de se produire. On était venu pour vous le dire.

Gloups ! Voilà que les problèmes changeaient de dimension … La formule attribuée à Jacques Chirac revenait brutalement à la figure du maire : « les emmerdes, ça vole toujours en escadrille. »


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