mercredi 1 janvier 2020

Les enfants sages - 14e épisode


Seul en son Royaume


 Jamais rien ne les rassure
 Leur tristesse n’a pas de trêve
Ils ont renoncé à tout rêve
Ils ne cherchent pas l’aventure

Les enfants sages

Rossignol était furieux.
- « Vous vous rendez compte à quel point ils se foutent de nous ? Pour commencer ils nous font un tag au Commissariat. Après ils nous brûlent une série de bagnoles. Pour l’instant on en est à 7. Disons que ça peut arriver mais pour une ville de 20.000 habitants, c’est quand même un peu lourd. Après ça, ils nous font une émeute à deux balles. Et pour finir ils caillassent un inspecteur, ça commence quand même à faire.» 
Le visionnage de la vidéo-surveillance ne résolvait pas tout, mais on savait que les taggers étaient venus en vélo, qu’ils en étaient descendus à 4 h 57 et qu’ils avaient tagué le commissariat en deux minutes, à l’aide de deux pochoirs. Un pour £es enfants, un autre pour sages. Il s’agissait visiblement de ne pas avoir un matériel trop encombrant. Ils provenaient de la place Thorel et avaient traversé la place de la République en direction du quartier Maupassant, leur route s’étant perdue dans le champ des caméras défaillantes. Il s’agissait de VTT Decathlon bas de gamme, agrémentés d’une sacoche avant. A priori, les cyclistes étaient de sexe masculin, mais leurs casques avaient une visière dont la seule utilité était de les rendre encore plus difficilement reconnaissables. Ils connaissaient très bien les dispositifs de vidéo-surveillance, dont ils se cachaient sans ostentation ni crainte.
- « Oui, c’est vrai, ça ne nous donne pas grand’chose. Mais c’est quand même la première fois qu’ils sont filmés. Et a priori, cela confirme qu’ils sont de Louviers.
- Oui, bien sûr, le fait qu’ils soient venus à vélo et qu’aucun véhicule ne soit là pour les attendre et reprendre les VTT, c’est une confirmation.
- De toute façon, ça semble bien être un problème complètement local.
- Complètement local, mais qui intéresse tout le monde. Ce n’est pas la première fois que Louviers fait comme ça la une de la presse nationale. Il y a eu de beaux faits divers à Louviers. Le fantôme de Louviers, les possédées du couvent, le meurtre à l’arbalète de l’auto-école, la femme battue qu’on a retrouvée noyée dans sa voiture. On a même eu Mesrine !
- Oui, Domfront, vous me raconterez ça quand j’aurais le temps. En attendant, ça ne nous fait pas avancer.
- C’est vrai commissaire. »

Pour sa part, Fatima avait décidé de se mêler aux funérailles. Elle en parla au Commissaire.
- « Hein ? Quoi ? Mais qu’est-ce que j’en ai à foutre de votre pétasse bourrée quand la ville est à feu et à sang ? Vous reviendrez quand vous aurez des choses à me dire. »

Le grand Cabu, odieusement assassiné le 7 janvier 2015 par une bande d'abrutis islamistes,
était passé par Louviers croquer d'autres intégristes moins dangereux pour la population.

C’était une histoire tout à fait particulière. C’est pas tous les jours qu’on drague
 un Témoin de Jéhovah, et c’est pas tous les jours qu’on sort avec un  trader !
Elle téléphona à Florence, pour lui dire que le commissaire pétait les plombs et qu’elle apprécierait de bénéficier d’un soutien. Entre la petite nuit qu’elle avait passé et le savon qu’elle venait de se prendre, elle aurait bien besoin d’une présence amicale. D’autant que la connaissance du terrain de la pigiste pourrait lui donner des indications précieuses sur les personnes assistant à la cérémonie. Elle espérait aussi que si l’occasion se présentait de s’isoler avec Anquetil, Florence pourrait continuer le travail de curiosité et faire part d’observations éventuelles, sachant qu’elle serait infiniment plus efficace.
Florence était ravie. Forcément, elle ne l’avait encore jamais vu cet Anquetil. Déjà, elle aimait bien, petite fouineuse, tenir à jour son carnet de « qui baise qui ? » dans la ville, mais là, en plus, comme il s’agissait d’une copine... Elle sentait bien que c’était une histoire tout à fait particulière. C’est pas tous les jours qu’on drague un Témoin de Jéhovah, et c’est pas tous les jours qu’on sort avec un  trader ! Elle n’avait pas l’air, comme ça, la petite Fatima, mais c’était quand même une sacrée aventurière ! Le fait de devoir garder le secret ajoutait encore de l’intérêt.
- « Dis-donc Fatima, tu sais que ça risque d’être un peu particulier, comme enterrement ?
- Ben non, je ne sais pas. Pourquoi ?
- La cérémonie aura lieu à la Salle du Royaume.
- Tu veux dire chez les Témoins de Jéhovah
- Oui, c’est ça. Je me suis renseignée aux pompes funèbres. Le cercueil proviendra directement de chez les Témoins. Ça s’annonce assez morose.
- Effectivement. Enfin, ça amènera un peu d’exotisme. Et puis ça me permettra de rentrer discrètement dans l’antre de Béthel, sous leurs caméras de surveillance, qui, elles, ne tombent jamais en panne.
- Faudra juste faire attention à ne pas glisser dans la piscine…
- Bonne blague ! »

***

Florence et Fatima eurent droit à un accueil policé. La réceptionniste (Fatima supposait que la personne chargée de l’accueil ne portait pas du tout ce nom-là chez les Témoins mais ça n’avait pas d’importance) les accompagna jusqu’à la salle du Royaume où se tenait la cérémonie. Le corbillard était resté dans la cour d’entrée du site.
Quand elles arrivèrent dans la petite salle, un homme officiait et rendait gloire au Seigneur selon leur rite. Avant qu’elles ne se mêlent à l’assemblée, il y avait juste deux personnes. Anquetil et l’officiant qui n’eut aucun mot pour la défunte. Il y en eut pour une dizaine de minutes. Ne voulant pas déranger, Florence et Fatima quittèrent la salle sans mot dire quand elles pensèrent que ce fut fini.
Anquetil s’était fait attendre par un chauffeur qui l’amena jusqu’au cimetière en suivant le corbillard.
C’était un spectacle profondément désolant. Devant le cimetière, il n’y avait personne, ni connaissance, ni encore moins de public. Le corbillard attendit que le chauffeur gare la Rolls et qu’Anquetil en sorte. C’était ahurissant.
- « Tu te rends compte, Florence ? Une Phantom !
- Bof, tu sais j’y connais rien en bagnole, moi. Mais je suppose qu’il y en a pour du pognon.
- Ben oui, il y en a pour du pognon ! Putain, c’est une Rolls ! Une Rolls dernier modèle ! Tu te rends compte, il a loué ça pour faire 500 mètres. Il aurait pu les faire à pied. Ou alors on aurait pu l’emmener.
- Putain ! Et surtout, quand tu vois la nature du cercueil, il y a un sacré gap ! À voir comme ça, c’est du très bas de gamme. En dessous, il n’y a plus que le contre-plaqué. Pas sûr que ça dépasse les 50 € de la taxe municipale d’inhumation. »

Les deux amies éberluées par la berline qu’elles ne quittaient pas des yeux faillirent ne pas remarquer l’inscription ostentatoire tracée sur la chaussée juste devant l’entrée du cimetière £es enfants sages. Décidément, on n’en sort pas.
Le maigre convoi accompagnait le corbillard. Le croque-mort à la voix claire énonça un petit texte en hommage à la défunte et remercia les amis et la famille qui avaient fait le déplacement pour l’accompagner à sa dernière demeure. C’était burlesque. Anquetil, Fatima et Florence se regardèrent et jetèrent un pétale de rose gracieusement mis à disposition par l’entreprise de pompes funèbres. Florence prenait les photos.
Fatima dévisageait la dizaine de personnes présentes autour du trou. Elle ne reconnaissait personne. Elle se tourna ensuite vers Florence d’un air interrogatif. Si Florence reconnaissait quelques individus, elle n’était pas assez familière pour leur parler ou même les saluer. En ce qui concerne Anquetil, sans doute en connaissait-il davantage, mais il ne voulait pas s’approcher de qui que ce soit. Il se protégeait au maximum. Il faudrait que Fatima l’interroge.
Pendant que Fatima se demandait comment lui annoncer qu’elle voudrait le voir au commissariat, Anquetil se tourna vers les deux copines et leur proposa de les embarquer dans la Rolls.
Même pas en rêve, comme on dit. Sans avoir à réfléchir longtemps à la disposition des passagers, Florence se la joua modeste en allant se placer à côté du chauffeur. Elle voulait écouter ce silence dont elle n’avait qu’entendu parler. Fatima se plaça naturellement à l’arrière à côté d’Anquetil. Elle se sentait toute petite dans cette voiture. Sûr que ce n’était pas très déontologique, encore une fois. Sûr qu’elle ne se trouvait pas dans la même attitude que si elle l’avait eu face à face dans son bureau open-space. Elle se demandait si elle n’avait pas fait une erreur d’accepter, mais à présent il était trop tard.
Anquetil demanda aux passagères si elles voulaient aller quelque part. Comme elles ne disaient rien, Anquetil demanda au chauffeur de le promener sur les lieux de son enfance et adolescence. À commencer par le collège et le lycée, puisqu’on était à Louviers, et puis après on ferait un tour sur le plateau du Neubourg en passant par Hondouville, où sa mère travaillait avant de se retrouver au fond de la rivière.
Une fois donné les ordres, il se tourna vers Fatima :
- « Et maintenant, vous voulez savoir quoi ? »



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