lundi 23 décembre 2019

Les enfants sages, chapitre 5

Tri sélectif

Ils veulent sauver la planète, 
Et ce sont les amis des bêtes
Dont ils ramassent les étrons
Comme un égo  en abandon.

Les enfants sages


Même expurgée, l’interview de Mme Hervet décoiffait. Patrick Lechaud, le journaliste professionnel revenant de vacances était bien obligé de reconnaître la qualité de l’article de Florence Tournage. D'ailleurs, même si le niveau des ventes semblait ne guère intéresser la direction, quand on passe deux fois le doublement du lectorat habituel, on est bien obligé d’en tenir compte.
Patrick Lechaud n’avait pas censuré l’article, mais il en avait émoussé les angles. Florence avait bien sûr mal pris la chose, mais malgré tout, c’était une sacrée reconnaissance de la qualité de son travail. Surtout, cette façon d’aborder les choses, par des interviews de proximité et de voisinage avait pour conséquence de bien situer la place de la presse locale. Après tout, à la presse nationale de s’indigner avec le Ministre, à la presse de droite de hurler à la dégénérescence de notre civilisation, avec cette attaque directe aux représentants de l’ordre et  au Canard enchaîné et à Libération de mettre le doigt sur les incohérences du comportement des forces de l’ordre.
Finalement, l’interview de Florence Tournage mettait aussi le doigt sur les failles de la municipalité. Vidéo-surveillance en panne, extinction des lampadaires au moment de l’agression … et initiative délirante de Jacques Lorraine, certes tragiquement puni par ses agresseurs, mais qui, quand même avait entraîné dans son errance un policier municipal qui avait failli y passer … Bon, c’était pas tout à fait vrai. Il n’avait pas eu droit au même traitement que son chef, dont on se demandait s’il n’y avait pas eu tentative de meurtre … Mais ce n’était pas grave, puisque cette mise en cause de la police municipale avait été largement émoussée par Patrick Lechaud.  
- « C’est dégueulasse ! C’est de la censure ! Florence Tournage était hors d’elle. Et Lechaud essayait de la calmer. Dans ce cas-là ! Je refuse de signer l’article.
-  C’est ça, c’est ça Florence ! C’est de la censure … Mais ça me gênera moins que toi, si l’article n’est pas signé.
-  Monsieur le censeur, bonsoir !
- Oui, c’est ça poulette ! T’es belle quand t’es en colère ! »
Elle claqua la porte pendant qu’il éclatait de rire. On entendait hurler dans le couloir contre ce connard de macho-censeur et qu’on allait voir ce qu’on allait voir.
N’empêche, quand elle vit la signature au bas de son article qui faisait la une, elle ne put empêcher une satisfaction indécente qui lui remuait les intérieurs.
"Les lampadaires se sont éteints au moment de
l’agression. J’ai jamais dit que tu y étais pour
quoique ce soit."

Affiche de Dans le noir film diffusé par les cinémas de
Louviers en septembre 2016 ...
Ça tombait bien, elle avait beaucoup plus à perdre en gardant sa colère qu’en s’ouvrant à un monde extérieur qui la sollicitait déjà. Après tout, la censure était une forme de reconnaissance.
Renaud Valois la héla. C’était l’électricien municipal historique. Il connaissait les lampadaires sur le bout de ses ongles et avait de ce fait une petite habitude des médias locaux. À  chaque Noël, avec les illuminations, il était interrogé. Il était un marronnier d’hiver en quelque sorte.
« Hé, Florence, c’est vrai, mais faut pas raconter quand même n’importe quoi ! Si les lampadaires n’ont pas fonctionné, c’est pas de ma faute.
-  Ah ! Bonjour Renaud. Elle l’embrassa pour le calmer un peu. Pourquoi tu me dis ça ?
-  - Ben, tu as écrit que les lampadaires ne marchaient pas.
-  T’es gentil Renaud, mais tu parles sans savoir. Déjà que j'ai été censurée par la rédaction, mais si en plus tu ne lis pas l'article ou tu en as une vision déformée, je ne suis pas sortie de l'auberge. Pour ce qui te concerne, j’ai juste reproduit ce que m’a dit Mélissa Hervet. Les lampadaires se sont éteints au moment de l’agression. J’ai jamais dit que tu y étais pour quoi que ce soit.
-  Oui, mais c’est ce que les gens disent.
- Pas de parano, Renaud. C’est qui les gens ? C’est trois personnes que t’as croisé ? Peut-être deux … et qui se sont parlé entre elles. Bref, t’as peur de te faire engueuler par qui ? Enfin, ce n’est pas grave. Je t’aime bien. Bon, alors, il y a quelqu’un qui a coupé l’électricité ? C’est ça ? Mais personne n’a dit que c’était de ta faute. Et moi encore moins. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment ça s’est fait. Savoir à quelle heure. Savoir si n’importe qui peut avoir accès au tableau électrique ou si, au contraire c’était fermé… si c’est centralisé ou si n’importe qui peut éteindre les lampadaires à proximité. 
-  Oui, c’est la question que la police m’a posé …
-  Et … ?
- Eh bien, c’est vrai que normalement c’est fermé à clefs, mais que cette nuit là, c’est resté ouvert. J’ai été appelé parce que j’étais de permanence, alors je n’ai pas vérifié.
-  Bon, mais n’importe qui peut y avoir accès, alors ? Même moi ? Moi, par exemple, je pourrais aller dans le bazar et mettre la rue que je veux dans le noir ?
-  Ben, toi, je ne sais pas … mais a priori, non. Ça n’est pas si simple. C’est quand même mieux si tu connais le circuit … pour mettre toute la ville dans le noir, c’est plus facile. Mais là … juste un secteur.  Non, faut connaître.»

Florence était pleinement satisfaite. L’enquête avançait. C’est toujours bien de connaître tout le monde. Elle n’avait pas l’autorité de la police, mais les gens lui parlaient naturellement.
Côté commissariat, Rossignol supportait une pression maximale. Du coup il tendait à la mettre sur les autres, ce qui n’est pas une bonne méthode mais il avait l’impression que ça lui faisait du bien.
Il eut envie de se taper le maire. Arrivé à l’accueil, on lui expliqua qu’on allait informer le cabinet, et pendant que l’agent finissait sa phrase, il avait déjà franchi les marches du premier étage. Il bouscula le directeur de cabinet qui venait de se servir une tasse de café qui l’éclaboussa de la tête au pied. Il poussa la porte du bureau et trouva le maire assis en train de consulter la presse locale.
« Ah ! Monsieur le commissaire … Justement j’allais vous appeler.
- Vous vous rendez compte ?
-  Ah oui, c’est sûr Monsieur le commissaire …
-  Vous vous rendez compte que, que ce soit pour la police municipale, que ce soit pour l’éclairage public, que ce soit pour la vidéosurveillance, tout, absolument tout dans cette affaire nous ramène à votre mairie, et je ne parle même pas de votre protégé qui est tellement bien protégé qu’il se retrouve la tête explosée à l’hôpital.
- Mais enfin, je ne vous permets pas …
- Que vous me permettiez ou pas, c’est la même chose. De toute façon, mieux vaut que ce soit moi qui vous le dise que vos électeurs. Si vous continuez comme ça, vous allez vous faire lyncher.
-  Mais, mais, mais enfin, je voulais collaborer, enfin, je voulais travailler avec vous. Vous ne vous y prenez pas de la bonne façon pour un partenariat.
- Partenariat mon cul ! Excusez-moi, j’avais besoin de me défouler. Je suis à cran. Bon, je vous tiendrai au courant des avancées de l’enquête et j’ai besoin de votre totale collaboration, sinon, on ne pourra pas y arriver. Je vous appelle tout à l’heure pour faire un point. Mais il faut faire vite. En attendant, je ne vous demande pas de mettre vos services en état de marche. Vu l’état, vous n’y arriverez pas dans les délais. Mais au moins, faites ce qu’il faut pour qu’au moins la vidéosurveillance fonctionne un minimum, merde !»
Il s’en alla, claquant la porte. Il croisa de nouveau le directeur de cabinet qui eut juste le temps de lui laisser le passage. Au pied de l’escalier, un petit attroupement d’usagers en quête de démarches administratives. Pendant qu’il le traversait, l’agent d’accueil le héla :
«  Monsieur, monsieur, votre document s’il vous plait. Vous le remplissez quand vous le pouvez »
Il lui tendit un formulaire que le commissaire attrapa machinalement.
En marchant jusqu’au commissariat, il en prit connaissance. Il éclata de rire.
C’était un questionnaire destiné à l’évaluation des services de la mairie. On lui demandait s’il avait obtenu ce qu’il désirait et si le personnel avait été à la hauteur.
« Bande de connards ! La mode de l’évaluation. C’est pas ça qui ferait avancer les affaires »
Il déchira le document, le mit en boule et le balança à terre. Un usager le regarda sidéré. Après un échange de regard, le commissaire se baissa, reprit l’objet et le remit dans la bannette recouverte d’un plastique jaune, destinée à recueillir les papiers.  
- Oui, c’est vrai, vous avez raison. »


Aucun commentaire: