mardi 31 décembre 2019

Les enfants sages - 13e chapitre




La Reine de la Nuit


Ils ne disent pas de gros mots
Ils savent taire leurs défauts
Ils ont toujours de beaux habits
Et jamais rien ne les salit
Les enfants sages


Lechaud trouvait le conseil municipal plus insipide que jamais. Cela semblait paradoxal étant donné la tension palpable dans la cité. On pouvait certes se dire que la mobilisation était encore faible à quelques mois des municipales, que l’équipe du maire s’étiolait, cependant qu’en face, on trouvait qu’on avait mieux à faire qu’à passer une soirée à assister à des débats sans enjeu sur un ordre du jour d’où l’on avait extirpé les sujets qui fâchent. Le maire avait choisi comme d'habitude de faire un très long laïus sur son action en pensant profiter de la présence de la presse pour se faire un peu de pub. Cela ennuyait tout le monde, et au sein même de son équipe. Lechaud, lui, ressentait ça comme une punition.
Dans le maigre public, on distinguait nettement Libertario, venu comme en touriste, qui échangeait des textos en suivant distraitement l’égrenage des délibérations. L'opposition espérait profiter de quelques moment pour placer quelques piques.
Patrick Lechaud regardait l’heure, prenait des notes rapides et faisait un jeu sur son portable. Il quitta le conseil plus tôt que prévu en se disant qu’à quelque chose, malheur est bon. Le conseil insipide lui permettait au moins de rentrer plus tôt chez lui.
Il traversa la cour de la mairie pour rejoindre son véhicule qu’il avait laissé à son bureau. C’est lorsqu’il sortit les clefs de sa poche qu’il sentit une odeur désagréable.
Un véhicule brûlait. En voyant les flammes, il avait même eu le geste professionnel de sortir son appareil photo et c’est seulement là qu’il réalisa qu’il était personnellement concerné. La voiture qu'il fixait dans l’objectif de son appareil, était tout simplement la sienne.
A part râler, il n’y avait pas grand-chose à faire. Avant même de prévenir la police, il téléphona à Florence.
- « Excuse-moi de te téléphoner à cette heure-là. Je ne te réveille pas ?
- Ben, pourquoi veux-tu me réveiller ? Il n’est même pas onze heures. Je regarde la télé, comme tout le monde.
- Ecoute ! Ma bagnole est en train de cramer. Est-ce que tu peux me ramener chez moi ? Je te rembourserai les frais d’essence.
- Bordel ! J’arrive tout de suite. »

Elle s'extirpa du lit, ne prit pas la peine de mettre une culotte, sauta dans son jean. Fonça dans sa voiture. Faillit démarrer puis elle sortit du véhicule.
- « Non, je suis con ! Il faut quand même que je ferme à clef. Les temps sont durs, on ne sait jamais ! »

Elle trouva ses clefs sans trop de difficulté après un rapide coup d’œil circulaire puis reprit les opérations là où elle les avait laissées.
Ce n’est qu’au bout de 500 mètres qu’elle se demanda où elle allait trouver Patrick. Cour de la mairie ou local de La Dépêche ? Ou ailleurs ?
Bah ! se dit-elle, Louviers est une petite ville. De toute façon c’est dans le centre, et je ne vais pas être longue à tomber sur lui. Une voiture qui brûle, ça dure longtemps et ça ne passe pas inaperçu, il ne pourra pas m’échapper.
En passant devant le Kolysée, elle aperçut au loin les lumières bleu-nuit qui se réfléchissaient à l’angle de la rue Salengro. Ce n’était pas a priori, le but de la sortie mais, comme les papillons de nuit, les journalistes sont attirés par la lumière, surtout quand elle clignote.
C’est à la Londe que ça se passait.
En arrivant sur place elle perçut un attroupement autour de pompiers qui s’escrimaient autour d’un véhicule incendié. Elle se gara à distance avant de s’approcher du groupe de badauds qui regardaient les deux soldats du feu s’acharner autour d’une camionnette, cependant que deux policiers recueillaient les témoignages. Ça ne pouvait pas être la voiture de Patrick.
Sacha, le clochard misanthrope était là, se tenant à l’écart mais suivant de près les débats. Florence se demanda la raison de sa présence. C’est vrai, il ne bouge jamais de son banc, sur le quai de Bigards. Il détestait le monde et ce qui plaisait à la foule. Les seuls moments où il quittait son banc, c’était pour Louviers-Plage, l’animation municipale qui ramenait des gamins à proximité du banc. Ça le faisait fuir. Il s’exilait alors vers le centre d’une ville endormie du cœur de l’été et où il savait qu’on lui ficherait la paix. 
Florence avait bien enregistré ce que Fatima lui raconté. Sacha, était le principal témoin de la noyade de la Villette. Mais ce n’était pas sa principale préoccupation. Cette voiture brûlée, à proximité d’une zone d’habitat collectif, sans vouloir en faire du spectaculaire, c’était un vrai sujet qui touchait la vie des gens. Elle se demanda s’il valait mieux prendre une photo avant de prévenir Patrick Lechaud ou l’inverse. Et c’est là qu’elle réalisa que, dans sa hâte, elle avait laissé son smartphone sur la table du salon. Probablement.
- « Je suis rien conne ! »
Bon, pas d’appareil photo, mais il fallait au moins prévenir Lechaud qu’il serait sympathique de ne pas faire patienter.
Elle se demanda auprès de quel policier ou pompier se renseigner pour savoir les lieux où d’autres véhicules avaient été incendiés et en particulier dans le centre-ville. En s’approchant, elle entendit un message radio qui demandait aux flics de se rendre d’urgence de l’autre côté du quartier. Il y avait du grabuge dans les lotissements vers le cimetière.
Florence courut vers sa voiture et tenta de rattraper la police qui avait un petit temps d’avance.
Ce n’était pas la peine de s’énerver cependant. Au bout de 500 mètres, tout le monde stationnait sur les lieux.
Le feu d’un véhicule avait gagné une haie de noisetier, situé à proximité du mur  du pavillon et qui était noirci des flammes avaient commencé à lécher la maison. La rapidité d’intervention des secours avait évité le pire mais le spectacle, sous les feux de l’éclairage urbain et des clignotants des véhicules prioritaires, dramatisait la situation.
Une femme tenait dans ses bras sa petite fille de deux ans et demi qu’elle avait réveillée à la hâte et qui, bien sûr ne comprenait rien de ce qui se passait. À côté, un homme parlait avec deux gamins à peine plus âgés pour tenter de les rassurer.
Florence retrouva Fatima qui figurait parmi les policiers mobilisés.
- « Tu le connais, le type avec les bésots ? C’est son compagnon ?
- Son compagnon ou son mari, Florence. Il arrive que des gens qui vivent ensemble soient mariés. Même s’ils ont eu des enfants chacun de leur côté. »
Florence esquissa un faible sourire.
L’inspecteur Domfront sortit d’une voiture banalisée. Il avait donné l’ordre d’une surveillance discrète. Éviter les sirènes, par exemple, pour ne pas paniquer la population et même ne pas abuser des clignotants. Il fallait aider les pompiers à faire leur boulot, mais ne pas parler d’incendie volontaire même si ça paraissait de plus en plus difficile. On en était à cinq véhicules incendiés.
Du coté de la propriété, le feu semblait maîtrisé. C’était en quelque sorte un incendie par destination, comme un dommage collatéral. On pouvait penser qu’il s’agissait de quelques abrutis qui s’amusaient à foutre le feu aux bagnoles. Rien de plus, même si c’était déjà pas mal. La façade était touchée, mais avec les assurances les propriétaires pourraient la remettre en état rapidement. Pour la jolie haie de noisetiers, qui avait été plantée par les propriétaires précédents, il faudrait plusieurs années pour qu’elle reprenne son aspect d’il y a encore dix minutes.
L’homme voulait être sûr que tout danger était écarté avant de faire rentrer les enfants. Il avait eu peur mais le fait se retrouver en responsabilité auprès des petits avait évacué sa propre panique. Florence s’approcha de lui dans une démarche de soutien et elle s’aperçut qu’elle le connaissait. C’était le fils d’une copine d’école. Elle lui fit la bise et parla aux enfants pendant qu’il entrait dans la maison avec les pompiers.
Un homme qui tombe à terre ne fait pas de bruit c’est bien connu. Florence n’entendit pas non plus le bruit de verre sans doute parce qu’elle était mobilisée avec le papa et ses deux enfants et parce qu’elle se trouvait à une vingtaine de mètres de l’impact. Elle sentit juste un mouvement de panique qui imprégnait tout le monde autour d’elle.
Photo police nationaleElle sentit juste un mouvement de panique qui imprégnait
tout autour d'elle
C’est Domfront qui venait de s’écrouler après avoir pris une bouteille sur la tête. Fatima s’était précipitée vers lui. Très vite policiers et pompiers s’étaient repliés, emportant avec eux les enfants et la maman pour les amener à l’abri. Tout le monde regardait le policier en civil, allongé sur le sol.
Florence aperçut la bouteille brisée net à ses pieds. Elle en ramassa le tesson le plus important, qu’elle brandit par le goulot. Elle était dans une rage noire. Elle se tourna vers le petit bosquet  qui cernait les logements collectifs. Elle se mit à hurler. Elle était sûre que c’était de là que la bouteille avait été lancée. Les trois étages de l’immeuble firent caisse de résonance à sa voix et on l’entendit à plus de cent mètres à la ronde. 
- « Non mais c’est pas bientôt fini, oui ? Vous allez arrêter vos conneries ? »

Et au cœur du silence assourdissant qu’elle avait créé, elle s’approcha du petit espace vert mal entretenu. Elle était de cette rage solitaire et inconsciente. Elle n’avait peur de rien.
En arrivant sur place, elle vit que les agresseurs avaient dégagé. Il n’y avait plus personne de ce côté-là. Il y avait juste, au pied des arbustes, une dizaine de bouteilles... des cocktails Molotov tout prêts à être balancés.
Bravache, elle en prit un dans chaque main et les brandit face à un public invisible.
- « Connards, va ! Venez les chercher si vous avez les tripes ! »
Il n’y eut pas de réponse.
Juste un silence qui s’entendait jusqu’au cimetière. Et puis, sans doute pour y mettre fin parce que ça devenait insupportable, sans doute aussi par volonté d’agir, on entendit des applaudissements en provenance des habitations.
Florence toisa le public.
- « Et vous, vous avez l’air de quoi à vos fenêtres ? Vous les avez vus, non ? Vous savez qui c’est. Et vous n’avez pas rien fait pour empêcher ça ? Non mais vous vous rendez compte ces connards ? Non seulement ils crament une baraque mais en plus il faut qu’ils caillassent les secours. Et avec des bouteilles en plus. Dénoncez-les, bordel ! Dénoncez-les ces connards ! Si vous les laissez faire, ils vont vous bouffer tout crus ! »
Les applaudissements redoublèrent. Ils ne venaient plus seulement des immeubles mais les  badauds voulaient montrer qu’ils n’avaient plus peur. Libertario Garcia vint vers elle pour la féliciter.
- « La République, c’est le courage ! »

Florence était sur un nuage, projetée dans une situation qu’elle n’avait pas cherchée.
Elle retomba sur terre, comme remise d’une brève syncope. Elle revint vers Domfront qui s’était maintenant assis.
Fatima passait des appels. Elle était à présent en responsabilité et informait Rossignol de la situation. Elle demandait des renforts pour sécuriser le secteur. À côté des véhicules qui patrouillaient, il fallait des flics à pieds qui soient reliés, et qui devaient être présents dans tous les lieux à risque.
Domfront essayait à présent de ternir debout.
- « Ça  va mieux ?
- C’est mieux, je vais reprendre le poste. Merci Florence. Vous avez été formidable.
- Merci à vous Domfront ! Mais ne faites pas de folie, inspecteur. Vous devriez aller à l’hôpital pour des contrôles.
- Vous rigolez ? Non, je ne peux pas laisser Fatima toute seule. Je m’occuperai de moi demain »

Florence rigola gentiment avant qu’un éclair ne surgisse brusquement dans sa tête. Comme Fatima était bien occupée, elle se retourna vers Domfront.
- « Excusez-moi de vous solliciter dans votre état, mais j’ai un service urgentissime à vous demander.
- Tout ce que vous voulez, Madame Tournage, je ne peux rien vous refuser.
- Je n’ai pas de portable. Vous avez le numéro de Patrick Lechaud, mon collègue de La Dépêche ? Vous pouvez l’appeler ? En fait, il s’est lui aussi fait cramer sa voiture et je devais aller le chercher.
- Oui, oui ! Je dois avoir ça. Je vous passe mon portable. Mais, vous me le rendez ! »

Quand Florence appela son collègue, elle entendit derrière elle une sonnerie familière. Elle reconnut tout de suite celle de Lechaud, qui arrivait derrière son dos... Il arrivait en compagnie du commissaire Rossignol, du maire et de son directeur de cabinet.
- « Oups ! Patrick, excuse-moi, j’ai été un peu prise, et je me suis rendu compte un peu tard que je n’avais pas mon portable. J’espère que tu ne m’as pas attendu trop longtemps.
- T’inquiète Florence ! T’es l’héroïne du jour. Mieux, Florence, tu es la Reine de la Nuit. Tout le monde est au courant. »

Gargallaud s’approcha d’elle et la félicita chaleureusement.
C’était très gentil, mais Florence ne souhaitait pas rester dans la lumière. Elle voulait changer d’air. Tout cela l’énervait et elle n’avait pas l’intention de passer la nuit à tourner avec la police. À chacun son boulot, après tout.
Elle proposa à Patrick Lechaud de le ramener quand il voulait. Dans le quart d’heure, ils prirent la route d’Evreux après avoir salué tour le monde.
À son retour, il était trois heures du matin.
Au départ, elle n’avait pas spécialement eu l’impression de traîner avec Patrick. Juste rendre service. Surtout pas parler boulot. Elle voulait juste traîner et changer d’atmosphère.
D’ailleurs, l’idée de passer la nuit avec Patrick l’avait effleurée, bien entendu. Il n’était pas déplaisant comme garçon… mais il n’avait pas fait la démarche et elle n’en avait pas assez envie pour prendre les devants.
Bref ! C’est comme ça. Elle avait bien parlé avec Patrick. Elle n’avait pas picolé. Juste une série de cafés, ce qui faisait d’ailleurs qu’elle se demandait comment elle allait dormir avec l’émotion. Le lendemain, elle s’était promis d’aller à l’enterrement de Myriam Delpech.
Avant d’aller se coucher, elle fit quand même un tour en ville, par acquit de conscience. Elle voulait vérifier que la cité s’était calmée et si elle trouverait Fatima. Elle croisa Rossignol qui laissait un message aux troupes dans une placette de la rue Saint-Jean. Et puis, comme elle ne la voyait pas, elle appela Fatima.
Elle lui confirma que la seule chose qui bougeait à présent dans la ville, c’était la police et Rossignol avait pris en main les opérations. Fatima l’accompagnait à distance, le regardant faire le kéké et elle riait d’elle-même pensant qu’après tout, elle avait été responsable des forces de police sur la ville pendant presque dix minutes. Pas la peine de s’acharner davantage, d’autant que les heures supplémentaires ne seraient pas payées avant Noël. D’ici une heure on en reviendrait au format habituel sur le secteur police entre Louviers et Val-de-Reuil.
- « Bonne nuit ma vieille. »

Dormez tranquille, braves gens ! La police veille sur vous.



lundi 30 décembre 2019

Les enfants sages chapitre 12

Les enfants sages

Ils ont la froideur organique
De leur sourire mécanique
Comme une réponse ironique
Au dérèglement climatique
Les enfants sages

- « Effacez-moi ça tout de suite !
- Mais, Monsieur le Commissaire… Mais, on n’est pas équipé pour, Monsieur le Commissaire !
- Putain ! C’est pas possible. Comment font les autres ? Effacez-ça je vous dis …
- Mais, les autres, ils passent par les services techniques de la mairie !
- Bordel ! On a l’air fin… »

Un immense tag ornait le commissariat de Louviers. C’était le même, la même écriture, avec, cependant une mention supplémentaire. On était passé de £es enfants, à  £es enfants sages. Le tag prenait de l’ampleur non seulement physiquement, mais l’audace d’avoir maculé le commissariat donnait une dimension supplémentaire au phénomène.
Le commissaire téléphona au préfet. Celui-ci prit la mesure du problème. Il fallait, c’est vrai, faire au plus vite pour éliminer les traces du forfait. Le mieux était de passer par les services municipaux.
- « Oui, Monsieur le Commissaire, se rengorgeait Gargallaud. Je donne les ordres immédiatement. Mais alors, si j’ai bien compris, cette fois-ci, on n’attend pas la scientifique ? On efface tout de suite.
- La scientifique, c’est nous ! On relève ce qu’il faut. L’encre, les empreintes… Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse d’autre de toute façon. Le reste, c’est la vidéo-surveillance. Ce coup là, elle est à nous la vidéo surveillance. Et elle n’est pas en panne, je vous jure. Bon, excusez-moi. Forcément, je suis un peu nerveux. Mais enfin, vous imaginez, un commissariat tagué, ça la fout mal pour tout le monde. »

Pendant les travaux, les services continuaient. On avait demandé aux services techniques de bâcher le sinistre. Précaution inutile, puisque les photos avaient été prises et circulaient déjà sur les réseaux sociaux, sans parler de la presse qui en faisait déjà ses choux gras sur les sites de La Dépêche et de Paris-Normandie. Il n’y avait, c’est vrai, à présent plus rien à voir, mais cela n’empêchait pas l’attroupement autour du commissariat et les gens commentaient, ravis par ailleurs d’être interrogés par Florence qui avait été la première sur les lieux. A ces badauds se mêlaient ceux qui devaient impérativement se rendre au commissariat que ce soit pour porter plainte, pour des raisons administratives ou parce qu’ils avaient été convoqués. Ce joyeux mélange était épaté par l’audace des taggers et s’amusait de la confusion perceptible à l’intérieur comme à l’extérieur du commissariat.
A 10 h 15, la scientifique débarqua quand même, appelée par on ne sait qui, fit cesser les travaux, se prit de bec avec le commissaire qui n’avait pas eu la patience d’attendre et s’empressa de faire quelques relevés.
FR3 arriva vers 11 h 30. Il n’y avait plus d’inscription et le commissariat avait repris ses activités normales. Ouf !
Frédéric Lafond, journaliste expérimenté, s’en fichait un peu. Il suffisait d’aller sur Facebook pour avoir toutes les photos nécessaires. On fit un micro-trottoir et le reporter fit une interview rapide du maire et du commissaire qui avaient préparé des éléments de langage.
Il s’agissait de minimiser le problème et d’attribuer le forfait à l’audace de quelques mauvais plaisants. Frédéric Lafond fit allusion au policier toujours hospitalisé. Le maire, comme le commissaire, ne purent cacher un malaise d’autant plus perceptible sur écran, que l’expression de leur visage contredisait leur discours rassurant. Frédéric Lafond savait toucher là où ça faisait mal.
"Vous nous appelez quand ça vous arrange, alors ça va bien !"
Photo l'Union
Encore n’avait-il pas assisté au crêpage de chignon entre le commissaire et la scientifique. LA scientifique. C’était le cas de le dire. L’équipe était dirigée par la lieutenante Marie-Jeanne Palerme qui avait la réputation de monter vite dans les tours.
- «  Vous nous appelez quand ça vous arrange ! Alors, ça va bien…
- Tu parles, si on n’était pas obligé de vous attendre, on hésiterait peut-être moins à faire appel à vous !
- Arrêtez vos conneries, commissaire ! Vous voyez bien qu’on est là à l’heure.
- Oui. N’empêche que vous avez fait traîner les affaires. Maintenant, le commissariat est la risée des réseaux sociaux.
- J’en ai rien à foutre de ça. L’important, quand même c’est qu’on puisse retrouver ces dangereux connards, non ? Sinon, vous n’avez pas fini d’être ridicule. Au fait, vous vous occupez toujours du cadavre ramassé à l’écluse ?
- Ben oui.
- Bon, alors j’ai fini le rapport. Transmis au procureur. Il n’y a plus d’obstacle. Il peut délivrer un permis d’inhumer.
- Et ?...
- Et quoi ? Bon, ben vous lirez dans le rapport. Il n’y a quasiment rien, et en tous les cas rien de neuf par rapport à la première analyse. Elle était bourrée, elle est bien morte par noyade. Elle était boursoufflée mais on le serait à moins après un bain de plusieurs heures dans une concasseuse aquatique. Elle avait des ecchymoses, mais c’est pareil, elle a été cognée non pas avant, ou, je dirais, visiblement pas avant de se précipiter dans la flotte. Impossible de le savoir. Pour le reste, oui, il y a toujours des marques aux poignets. Façon 50 nuances de Grey, si vous voyez ce que je veux dire.
- Plus précisément ?
- Ben, des marques comme si on lui avait mis des menottes. Mais assez légères, les marques. Rien de serré. Maintenant, savoir si c’était un jeu érotique...
- Ouais, enfin, a priori, c’était pas trop le genre.
- Sans doute, mais en matière d’érotisme, on a toujours des surprises.
- Bon, merci. Au fait, qu’est-ce qui vous a amené à venir ? Comment avez-vous été informée ?
- Ben, par le préfet, bien sûr ! Il nous a expliqué pourquoi il serait préférable qu’on n’y aille pas. C’est ça qui m’a poussé à venir. Bonne journée commissaire. »

Sont-ils là où on les attend, eux que
jamais aucun n'espère
Quand Fatima apprit qu’elle devait informer Anquetil de l’autorisation d’inhumer, elle eût comme une hésitation. Elle prit cela avec une quasi-indifférence, comme s’il s’agissait d’une mission anecdotique. Son premier réflexe avait été de déléguer la tâche à un collègue. Elle se ravisa. Elle avait du mal à supporter sa propre lâcheté. Hic Rhoda, hic salta, comme on dit ! Alors, pleine de courage, elle se leva et se décida à se rendre à la machine à café.
Son portable personnel vibra à ce moment-là. C’était un SMS d’Anquetil.
- « Sont-ils là où on les attend, eux que jamais aucun n’espère ? Désolé pour l’autre soir. À votre disposition à présent. »

La lecture fut concomitante à un accident de café. Sans trop savoir si c’était sa propre émotion qui en était la cause ou la maladresse de Domfront qui la bouscula à ce moment-là.

Bref, ce qui aurait pu amener à un échange tendu se traduisit en une séance d’excuses réciproques, avant un passage aux lavabos ce qui évita à Fatima de répondre immédiatement au message d’Anquetil. 

dimanche 29 décembre 2019

Les enfants sages - chapitre 11




Le Témoin


Tant qu’ils demeurent dans leur cage,
Vous pouvez admirer leur chant
Inoffensif et innocent
Dont ils sont la parfaite image

Les enfants sages


- « Il a replongé dans le coma, dit Domfront. »

Voilà qui ne souffrait aucune réplique. Rossignol devait renoncer après avoir espéré beaucoup de ce côté-là. Le témoin clé était dans les choux durablement, si tout du moins il s’en sortait. Et s’il s’en sort, est-ce qu’il sera en état de se souvenir et se souvenir de quoi ?
De l’agression, peut-être pas… mais ce n’était pas le plus important. Il y avait le reste. Le temps que Jacques Lorraine avait passé à espionner les taggers. Quelques minutes ? Une heure ? Ou cela relevait-il d’un jeu de cache-cache en cours depuis plusieurs jours ? Combien de taggers, étaient-ils juste deux ou procédaient-ils par groupe ? Lorraine les connaissait-il ? Et depuis combien de temps ?
Rossignol se demandait pourquoi on lui en avait voulu à lui et à ce point. « Jamais vu une telle violence » répétait William Hervet, le policier municipal appelé à la rescousse. Vraiment ? C’était de la rage ou un meurtre prémédité ? Qui avait voulu piéger l’autre ?
Autant de question qu’il aurait été plus simple de poser directement. Au moins, la situation avait-elle l’avantage de faire baisser la pression. Dans son coma, Jacques Lorraine se faisait oublier et de la presse nationale, et, par voie de conséquence, de la pression politique même si les demandes se poursuivaient sur l’avancement de l’enquête mais on n’en était plus au même point. En ce qui concerne la presse locale et la petite fouille-merde, on en était à présent sur la multiplication des tags en ville qui certes était un mystère, mais qui ne relevait pas du crime et même pas du délit. On était dans la contravention et c’était à la police municipale de s’en charger.
- « Vous pensez qu’il n’y a pas de rapport ?
- Je ne pense rien du tout. Je dis que je laisse la municipale se charger de la répression des contraventions. Ils doivent être au moins capables de faire ça, non ? Et pendant ce temps-là, ils ne feront pas de bêtises… Enfin, c’est vrai, on n’a pas de certitude à ce niveau-là, mais on sera vite au courant, avec la pression qu’on leur met. Je vois le directeur de cabinet tous les matins. Il me fait un rapport sur les activités de la police municipale tous les jours à 8 heures. Je viens d’en convenir avec lui. À ce propos, pour les tags, le truc sur £es enfants, là, c’est pas la peine de fantasmer. Il y en a eu quatre dans la ville. C’est tout. Il ne faut pas parler de multiplications. Il y en a eu un sur la piscine, un devant les deux lycées de la ville,  et un sur la mairie, bien entendu.
- Excusez-moi, Monsieur le Commissaire, mais personnellement, je ne vois pas comment il ne peut pas y avoir de rapport.
- Bien sûr, bien sûr qu’il y a message, même si on ne le comprend pas. Mais vous savez, il y a plusieurs hypothèses. La première c’est que les types veulent poursuivre l’œuvre interrompue par les policiers municipaux. La deuxième, c’est qu’on veuille noyer le poisson en recopiant ce qui a été fait par ailleurs… du genre, on n’est pas des agresseurs, juste des simples taggers. Ce qui est sûr c’est que les types ne souhaitent pas passer inaperçus. Ils ne veulent pas se faire oublier.
- Vous pensez quoi de l’hypothèse du maire ? Que ce serait un coup de Libertario. Qu’il voudrait foutre le bordel pour le mettre en difficulté.
- Ben, j’en pense la même chose que vous : c’est débile. Bon, mais c’est quand même le maire qui lance ça… il est officier de police judiciaire, par la loi. M’enfin, sur ce coup, je le soupçonne de ne pas être totalement objectif. Ça lui ferait tellement plaisir que ce soit ça. Pour moi, j’y vois la même probabilité que l’hypothèse des gilets jaunes. C’est zéro, même si je me refuse à exclure toute hypothèse a priori. Il y a tellement de surprises dans l’existence. »
***
Florence ne tarda pas à reprendre contact avec Fatima. Elle avait fait sa petite enquête et elle avait une explication cohérente à lui apporter sur le comportement d’Anquetil. Elle lui proposa de passer chez elle.
- « Oui, Florence, je sais ce que tu vas me dire. Je viens de lire sur les 400 culs, le blog de Libération. Ce n’est pas rassurant pour moi. Soit il me trouve moche, soit il est gay. C’est ça un homme qui refuse.
- Un peu simple et simpliste comme explication. Je ne dis pas qu’il est gay ton Anquetil, je ne dis pas le contraire non plus, mais j’ai peut-être une autre explication.»
Florence venait de passer quelques instants avec quelqu’un qui connaissait bien la famille dont l’histoire n’était pas passée inaperçue. En fait, c’est vrai qu’Anquetil a vécu avec sa mère et ses grands-parents après le suicide de son père qui s’était jeté dans une fosse à purin sur le plateau du Neubourg.
- « Putain, c’est glauque !
- Oui, c’est glauque. Le reste est pas sympa non plus. Les grands parents, ceux qui sont à la maison de retraite, ne s’en sont pas vraiment occupés par le fait. Faut dire que les grands parents étaient de la famille du père. C’était pas sa famille à elle. En plus, ils soupçonnaient la fille d’avoir poussé leur fils dans le tas de purin.
- Y a eu enquête de police ?
photo mozkito issue du site Belge 7/7En plus, ils soupçonnaient la fille d’avoir
poussé leur fils dans le tas de purin.
- De gendarmerie, ma belle ! On est sur le plateau du Neubourg, zone gendarmerie. Je n’en sais rien. Tu sais bien, à la campagne, ce genre de crime parfait, c’est pas que dans Maupassant. C’est une réalité. Pour ma part, je suis persuadée que tous ces suicides dans le monde rural, ça arrange vraiment beaucoup de monde ! Enfin, c’est une généralité.
- Tu dérailles Florence… enfin non. C’est sûr que tout le monde a un peu envie de tuer tout le monde dans les familles.
- Et dans les campagnes, les gens sont beaucoup plus durs.
- Ouais, bon, c’est de l’ethnologie à deux balles, ça. tu vas me faire un comparatif entre le plateau du Neubourg  et le Pays de Caux… Bon, au moins, ça me change les idées. Bon, raconte le reste. Un crime parfait, maquillé en suicide, pas d’enquête de gendarmerie.
- Ah non ! Je n’ai pas dit qu’il n’y avait pas eu d’enquête de gendarmerie. Pardon, ça remonte à plus de 20 ans. Y a pas eu d’article dans la presse. A peine un mot dans le Carnet, la rubrique Carnet du courrier du Neubourg. Tu me diras, c’est toujours ce que les gens lisent le plus. Dans les familles, ils ouvrent le journal en disant : « qui c’est qu’est mort ? » Bon, qui c’est qu’est mort, d’accord, mais ça dit pas la vraie question : comment qu’il est mort et qui c’est qui l’a poussé ? en fait, je connais un peu l’histoire à cause de ma copine qui habitait Sainte-Opportune, le même village. Tu parles d’un nom, Sainte-Opportune ? Tu appellerais ta fille Opportune, toi ? Mais pour ce qui concerne l’enquête de gendarmerie, c’est à toi de faire le boulot. Je n’en sais rien.
- Ouais, bon. D’accord, je vais peut-être voir. Et le gamin ?
- Ben le gamin, en fait, il a été pris en charge par un voisin. Enfin, essentiellement, M. Degénetais.
- Ah oui ! C’est bizarre, ça les voisins qui prennent en charge un gamin. C’était quoi prendre en charge exactement ?
- Ben, c’était lui payer des trucs, l’aider dans ses études, des trucs comme ça, mais c’est pas tout.
- Oui, tout ça, excuse-moi, mais ça sent l’adultère de campagne. Le type, il couche avec sa voisine. Ils ont un lardon. Le mec fait la gueule. Les parents font la gueule encore plus. La nana se démerde avec le Degénetais pour pousser le mari dans le purin. Après les parents, forcément voient pas d’un bon œil de garder le petit et c’est le gentil voisin qui s’en charge et qui vient sauter tranquillement la voisine quand ça le démange. Sympa, remarque… Il aurait pu la larguer.
- Tu vois le mal partout Fatima ! Pour un peu on dirait que tu es dans la police. En fait, ça peut quand même arriver qu’un adulte prenne en charge un adolescent en difficulté, non ? 
- Ah, Florence, toujours ton côté Bisounours…
- Je ne sais pas si je suis Bisounours, mais je trouve que ce qu’on m’a dit sur l’histoire de ce type est encore pire. En fait, le voisin, le Degénetais était Témoin de Jéhovah. Et il a assuré l’éducation du petit en le transformant en Témoin, ou tout du moins en le mettant sous influence. Et la femme aussi du reste. Tu sais, tout ce qu’on dit sur les Témoins de Jéhovah, quand ils font dans les bonnes œuvres, qu’ils vont voir les petits vieux dans les maisons de retraite, qu’ils en font des adeptes, mais qui vont aussi rechercher dans les familles de nouveaux fidèles quand elles ont des problèmes.
- Super ! Tu te rends compte de ce que tu me dis ? mais c’est super, ça. Je vais pouvoir aller enquêter chez les Témoins de Jéhovah. Foutre le bordel chez eux. Ça me démange depuis que je suis à Louviers.
- Calme-toi Fatima, le Degénetais, il est mort depuis 3 ans. Et puis, il n’a jamais été logé chez eux puisqu’il est resté le voisin du petit. Enfin, pour ce qui est de ton histoire, éduqué par un Témoin de Jéhovah, c’est quand même pas marrant pour un petit. Pas de Noël, pas d’anniversaire. Le seul avantage s’est d’être dispensé de donner son sang. Je ne sais pas pour toi, mais moi, à chaque fois, ça me fait tomber dans les pommes.
- Ah bon ?
- Enfin, du coup, je l’ai fait qu’une fois ! Bref, ce que je voulais dire, c’est que quand même pour un enfant, pour une ado, être Jéhovah, c’est pas la joie.
- Effectivement, la répression sexuelle est déjà lourde dans les religions, mais là, c’est encore pire.
- Tu vois, tu le dis toi-même Fatima. Pas étonnant qu’il soit un peu détraqué dans ses rapports avec les femmes. Tu peux bien te dire que ça n’a rien à voir avec toi. Tu es loin d’être un tue-l’amour Fatima. Beau cul, belles jambes, beau visage. Ma jolie.
- Oui, c’est gentil. Ça fait toujours du bien à entendre.
- Rassure toi ma poupée. T’as de quoi faire bander tout le commissariat, tout Louviers et au-delà. Mais il faut dire quand même, pour ce qui est des Témoins de Jéhovah, tu places la barre un peu haut. C’est le cas de le dire. »


samedi 28 décembre 2019

Les enfants sages chapitre 10




Le coup du lapin

Nul ne sait jamais ce qu’ils pensent.
Ils sont la culotte du zouave
Qui cache au monde ce qu’ils savent
Ils ne sont jamais dans l’offense,

Les enfants sages

- « On ne me fera pas croire que ça n’a pas été fait exprès pour m’emmerder. Ça ne ressemble à rien ces inscriptions ! »
Le maire était furieux, ce qui, il est vrai, lui arrivait de plus en plus fréquemment. Alors même qu’il avait réussi à obtenir de pouvoir effacer le tag maléfique du quartier Maupassant, voilà que non seulement on recommençait à tagger en ville, mais en plus avec le même graphisme ridicule. Sauf que le tag s’était enrichi ce n’était plus £es mais £es enfants.

Il râlait contre ces andouilles du service nettoyage s’étaient précipitées pour effacer les tags apparus dans divers endroits de la ville. Pour être précis, d’ailleurs, il y en avait un sur l’Hôtel de Ville. Sauf que, malheureusement, on ne l’avait pas vu tout de suite, celui-là ! L’équipe avait d’abord foncé sur le premier qu’ils avaient trouvé… sur la piscine.

C’était logique, d’ailleurs, les agents de l’équipement arrivent bien avant l’ouverture.


Bien entendu, ils étaient tombés sur les tags en premier et aussitôt le directeur de la piscine avait demandé une intervention immédiate des services techniques… ce qui avait occasionné une soufflante entre le commissaire de police et le maire.
Photo france 3 Aquitaine- Max PPP Bruno Levesque


- Vous pensez que c’est un coup des gilets jaunes ?
- Vous rigolez ? Les gilets jaunes, vous les remettez à 
toutes les sauces ...

- « Vous vous rendez compte ? C’est n’importe quoi ! Vous avez deux policiers qui se font massacrer pour un tag, et tout ce que vous pensez à faire sitôt qu'il y en a un autre, c'est d'effacer les indices… enfin, ce
£, là, quand même, c’est pas si courant ! Et vous n'avez même pas penser à prévenir la police ?
- Ne me parlez-pas comme ça, Monsieur le Commissaire ! Vous pensez bien que c’est une initiative prise directement par les services urgence-nettoiement qui interviennent sur demande sans passer par la case mairie.
- Oui, et ça vous arrange en plus d’avoir une ville propre. Surtout quand ce sont des affaires qui vous mettent en cause.
- Vous rigolez ? pourquoi ça me mettrait en cause ? £es enfants, ça ne ressemble à rien. Ça ne veut rien dire. Nous avons une politique exemplaire en qui concerne la jeunesse. Ce que ça veut juste dire, Monsieur le Commissaire, c’est que les taggers se foutent de nous. De vous comme de moi. Je n’ai pas cherché à effacer les traces. Je fais arrêter tout de suite pour que vos services interviennent. Seulement…
- Seulement ?
- Seulement ils ont intérêt à intervenir fissa ! Ce n’est bon ni pour l’image de la ville, ni pour celle de la police. C’est comme si les criminels vous reprochaient de ne pas intervenir assez tôt.
- On est d’accord Monsieur le Maire. Ne vous inquiétez pas ! J’ai informé le préfet qui met la pression et l’équipe intervient dans la journée. Au fait, ce tag, là £es enfants, ça vous évoque quelque chose ?
- Ben non, rien du tout !
- Aucun rapport avec des activités municipales, un slogan de vos adversaires, les syndicats ? Je ne sais pas moi…
- Je ne sais pas non plus. Vous pensez que c’est un coup des gilets jaunes ?
- Vous rigolez ? Les gilets jaunes, vous les remettez à toutes les sauces ! Remarquez : on ne prête qu’aux riches. Mais enfin, entre nous, vous voyez des gilets jaunes faire ça ? Ils sont peut-être cons les gilets jaunes, mais ce ne sont pas des enfants, justement. Ce qui caractérise les gilets jaunes, c’est que c’est pas un mouvement de jeunesse, même s’ils ne sont pas dans la maturité. C’est un mouvement de mères célibataires, d’automobilistes et de retraités… Bon, enfin, c’est pas le fait, comme on dit. C’est vrai que les gilets jaunes c’est n’importe quoi et n’importe qui … mais enfin, en principe, ils signent ce qu’ils font. Ce serait même l’inverse d’ailleurs. Il y a de la signature gilets jaunes partout, même quand ce n’est pas eux !
- Bon, on en reparle Monsieur le Commissaire. Je passe les ordres pour que le nettoyage n’ait pas lieu avant que vous ne donniez le feu vert. Mais de votre côté, comprenez que ce n’est pas bon de laisser la ville dans cet état. » 
Quand ça ne veut pas, ça ne veut pas, comme on dit. À peine le maire avait-il raccroché qu’on l’informait que l’Hôtel de Ville avait été, lui-aussi, tagué.
Du coup, ça faisait plus que susciter la curiosité des passants. Celle-ci était attisée par les réseaux sociaux qui eux-mêmes attisaient les rumeurs les plus absurdes. On parlait de slogans anti-mairie, de dénonciation de pédophilie, et on en arrivait même à dire que c’était des slogans écrits en arabe et qui, bien sûr se référaient à Al Qaïda. On mettait bien sûr les gilets jaunes dans le coup, au moins étaient-ils suspectés de diffuser les images dans les réseaux sociaux. Ce n’était sans doute pas complètement faux. L’avantage c’est que ça donnait corps à ces tags répétitifs et inquiétants. £es enfants, pourquoi les enfants ?
Très vite, les gens venaient prendre les tags en photo, et en profitaient pour faire des selfies inoubliables. Pour l’image du maire, ce n’était pas bon ni même pour la sérénité du travail de la police scientifique qui intervint dans l’après-midi sous le regard des badauds en quête de sensations.
Pour le maire, le pire était à venir. Libertario Garcia, son adversaire principal, se fendit d’un communiqué de presse. Il avait beau jeu de dénoncer le comportement de Gargallaud. « Le climat d’insécurité n’était pas créé par quelques malheureux tags dans la ville, mais par des consignes maladroites qui contredisaient ce que la population attendait de la part d’un maire : du sérieux et de la sérénité. L’action du maire ne saurait compenser son inaction pendant les cinq dernières années, en matière de sécurité comme dans TOUS les autres secteurs de la vie municipale. Si le maire veut profiter de ces événements pour se faire de la publicité c’est peine perdue. Il ne fait que mettre en lumière sa fatuité et son inefficacité.
***
A peine Florence relisait-elle le communiqué de Libertario, qu’elle reçut enfin un appel de Fatima... Déjà elle se demandait ce qu’elle allait faire des révélations de Fatima. Quelle place à la une ? Mais plus sérieusement, elle était curieuse d’en savoir davantage sur l’état d’esprit au commissariat, les relations entre le commissaire et le maire, et surtout des éclaircissements sur ce qui s’était passé l’avant-veille, lorsque, sortant de la soirée-filles, elle avait vu tous ces gamins, mains contre le mur, et tenus en respect par la police. Un spectacle qu’elle n’était pas près d’oublier. Il n’était pas possible qu’il n’y ait pas un lien entre le tag et ces gamins plaqués contre un mur et le contrôle de la police. Oui, c’étaient bien des enfants, n’est-ce pas ?
Le coup de fil se révéla décevant de ce point de vue-là. Fatima se sentait bizarre et voulait lui parler.
Florence lui proposa de la retrouver sur le temps de midi, mais Fatima insista pour que ce soit en soirée.
En fait, avec toutes ces affaires, c’était sorti de la tête de Florence, mais Fatima avait aussi de l’intime à lui raconter. Comment s’était passé la soirée avec le nouvel orphelin, celui qu’elle avait rencontré devant le cadavre de sa maman. C’était glauque, mais romanesque, non ?
- « Glauque, oui, Florence ! Mais romanesque, que tchi ! et romantique, encore moins.»

Fatima voulait voir Florence pour se remettre de l’humiliation qu’elle venait de subir. Non seulement Fatima n’avait pas couché avec Anquetil, mais elle ne l’avait même pas vu. C’était un lapin majuscule.
Elle avait été à son rendez-vous la bouche en cœur et attendu, attendu, et jamais venu, comme dit la chanson. C’était déjà assez dur comme ça, mais cela remettait salement en question la déontologie professionnelle. No zob in job, dit le proverbe… surtout dans la police. M’enfin, on est des humains, on a un cœur, n’est-ce pas ?
- « Tu te rends compte, Florence, avec tous les risques que j’ai pris. Personnel et déontologique. Ça méritait au minimum un coup de bite. »
Florence éclata de rire. Malgré la défaite, Fatima n’avait pas perdu tout son sens de l’humour.
- « C’est sûr que sur le plan de l’ego, je le concède, c’est pas génial. Mais enfin, sur le plan professionnel, c’est un mal pour un bien. Pour le reste, enfin, je ne sais pas ce qu’il a ce garçon, qui d’ailleurs est nettement plus jeune que toi… oups, excuse-moi ! Cela ne me concerne pas, comme on dit, mais enfin, merde, quoi, on ne sait jamais. T’imagine ! Te pointer bras dessus bras dessous, à l’enterrement de belle-maman !
- Oui, mais enfin, on n’en est pas là, Florence, faut te calmer. Moi, j’étais juste attirée par ce mec. Un peu anormalement, d’ailleurs, je conviens. Peut-être un peu pervers, comme relation. Bon, oui, mais pas plus que ça. Pas de quoi en faire un fromage, en tous les cas. De toute façon, c’est quand même ça la police. On est toujours en contact avec la peur, la morale et la mort et là-dessus, faut qu’on se démerde. Alors forcément, si le professionnel est impliqué dans une relation, forcément aussi, on emmène tout ça avec nous.
- Qu’est-ce que tu veux ? On ne peut pas se couper en morceaux.
- Bon, ben, pleure-pas, tu vas le revoir. Il va bien falloir qu’il enterre sa maman. Au fait, c’est quand l’inhumation ?
- Je ne sais pas. On n’a pas encore le permis d’inhumer. Quand y a un O.M.L., c’est le procureur qui délivre le permis d’inhumer.
- Un O.M.L. ?
- Oui, excuse-moi, ça veut dire Obstacle Médico-Légal. En plus, malgré mes conneries, je t’assure que je ne ferai pas pression pour qu’on enterre la Mamie sans autopsie approfondie. Même si c’est vrai qu’elle commence à sentir un peu le fromage la vieille.
- Tu te rends compte comment tu parles de ta belle-mère ? En plus, je veux pas dire de mal, mais elle doit avoir le même âge que toi. »
Voilà qui avait de quoi détendre l’atmosphère, mais, sur le fond, la policière restait marquée. Elle se sentait très con. Elle n’arrivait même pas à se mettre en colère si ce n’est contre elle-même, contre son éducation et la société machiste qui lui faisait ressentir cette culpabilité.
Florence la regardait mais ne ressentait pas grand’chose. Elle se promit de faire une recherche sur le personnage d’Anquetil, qui, après tout avait passé son enfance et adolescence à Louviers. Ce serait bien le diable si elle ne connaissait pas quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui aurait croisé son parcours. En attendant, ça ne voulait pas dire qu’elle le recommanderait à sa copine. Elle revint à sa préoccupation première.
- « Mais, dis-moi, tu pourrais me dire ce que c’était que cette opération de la nuit d’avant-hier ?
- Oui, ben, c’est juste des municipaux qui ont appelé la police pour serrer des gamins qui, au fond, ne faisaient pas grand’chose que sortir en bande et foutre le bordel. Vu l’ambiance en ce moment, c’est toujours bon d’avoir l’identité des gamins qui traînent. Ça peut toujours servir. Le but, c’était de leur faire peur pour interroger leurs parents. Ils sont très jeunes. On veut faire des perquisitions. Rechercher des indices, connaître les réseaux. L’obsession du maire comme du commissaire, c’est les tags. Ils ont été embarqués, sous des prétextes divers. Tu parles, ils n’avaient pas de casier. Le commissaire voulait repérer les plus insolents et les plus timides. Les plus timides pour les faire parler. Les plus insolents pour voir s’ils seraient capables de se cogner des flics une fois pris en faute. Enfin, c’est ce que j’ai compris. Je n’ai pas participé à l’opération. Ils ont tous été relâché. Ah oui ! Ils se sont renseignés aussi du côté des insolents, et même des timides s’ils étaient inscrits à des clubs de sport de combat. Y a un truc évident, quand même, c’est que les deux types qui se sont cognés les policiers municipaux, ils savaient se battre. Ils n’étaient pas seulement énervés et violents. Ils pratiquaient sans doute les arts martiaux à un très bon niveau. D’ailleurs, on va faire des recherches du côté des cours entre Louviers, Rouen et Evreux, savoir s’il y avait de bons élèves, ou des graines de champions. Ça pourrait servir. On étudie toutes les pistes.
- Remarque, je sais pas si c’est lié, mais, mis à part ces tags, là, la ville est calme, dans l’ensemble, non ? Tu ne trouves pas ?
- Ben, je sais pas, moi. J’ai toujours autant de boulot.
- Non, mais je ne parle pas de boulot. Mais moi, comme journaliste, je veux pas dire que je suis contente qu’il y ait ces tags et que les deux types se soient retrouvés hospitalisés, mais au fond, je trouve que la ville est calme. Sans doute est-ce dû au déploiement policier. C’est vrai que les flics font plus attention à tout. Et il y a eu des renforts la nuit, non ?
- Oui, oui, c’est vrai. La police est plus présente à Louviers qu’à Val-de-Reuil, c’est sûr. Et c’est vrai qu’on a eu des renforts. De là à juger la ville plus calme, je ne dirais pas. Il faut attendre un peu. C’est ça les statistiques. Il ne faut pas se fier qu’aux impressions. »