samedi 4 janvier 2020

Les enfants sages, 17e épisode


Les écorchés 




Ils ne lancent pas de défi
Ils ne montrent pas d’appétit
Et ne cherchent pas de chemin
Qui pourrait les porter trop loin
Les enfants sages



De ralentissement en ralentissement, on finit par sortir de la ville. Florence regrettait que la limitation de la vitesse ne permette pas de profiter des capacités inouïes du véhicule, quand bien même il y avait des virages couverts de feuilles mortes et dont l’adhérence mal assurée avait été la cause de nombreux accidents. Comme pour répondre à sa demande intime, le chauffeur accéléra. Il faut dire que tout ce temps passé rouler au ralenti devait avoir mis sa patience à rude épreuve. À la sortie de La Haye-le-Comte, la voiture s’envola dans un silence persistant. On était sur des routes peu fréquentées, sinueuses, boueuses et parsemées de feuilles d’automne. C’était précisément ce qui permettait d’apprécier la qualité de tenue de route de la bagnole.
Une rencontre fortuite avec un véhicule venant d’en face permit de démontrer la qualité de tenue de route. Bon d'accord, le type en face s'était un peu écrasé sitôt qu'il s'était rendu compte de ce qu'il était en train de croiser.
On redescendit sur Hondouville, bordée tout en longueur par Georgia Pacific, l’entreprise qui, ayant changé de nom au gré des procédures de rachat des groupes internationaux,  faisait les beaux et mauvais jours de la commune depuis des années. Le passage d’une Rolls dans ce paysage particulier pour inhabituel qu’il soit, n’en était pas pour autant exceptionnel. Il était arrivé parfois que de grands pontes internationaux y passent.
La voiture poursuivit sa route vers le Neubourg. De petits villages aux noms improbables parsemaient la route.
On reste fasciné par ces corps où chaque entraille est localisée
avec  précision, tout en pouvant être déplacée, 
consultée et 
 remise à sa place, à volonté.
La voiture s’enfonçait dans une forêt profonde. Florence connaissait ces paysages par cœur, que Fatima découvrait. Anquetil tenait à passer par Saint Aubin d’Ecrosville, la commune du Docteur Auzoux, l’inventeur des écorchés. Ce sont ces corps fascinants qui ont fait progresser les études médicales. Avant, les étudiants allaient chercher les cadavres et certains mourraient en attrapant des maladies. Lui, le bon docteur, bricoleur de génie, avait reproduit les corps avec précision, deux siècles avant les imprimantes 3D. Il en avait même créé sa petite entreprise, immensément prospère compte tenu de la taille du village. Mais là aussi, même si l'activité s'était maintenue assez longtemps, la production manufacturière avait fini par connaître la crise. Ce qui est sûr c’est que pendant deux siècles, la commune de 500 habitants avait bénéficié de l’emploi durable d’une quarantaine d’ouvriers. Il s’agissait d’un emploi hyper spécialisé basé sur la connaissance acquise de travailleurs aptes à transformer en toute précision le papier mâché et le fil de fer en organes humains repeints, imitant à merveille la réalité. C’est fini à présent. On ne voit plus d’écorchés dans les salles de classes, encore moins dans les amphithéâtres des facultés de médecine. Il n’empêche. On reste fasciné par ces corps où chaque entraille est localisée avec  précision, tout en pouvant être déplacée, consultée et remise à sa place, à volonté..

- « Excusez-moi, je tenais à repasser par là. Ma mère y a travaillé. En fait, je me suis toujours demandé ce que ça pouvait faire de fabriquer des corps si ressemblants. Vous savez, quand on est sur un travail, comme ça, ça vous marque. Je suis sûr que ma mère était travaillée par le corps, et ce d’autant plus qu’il s’agissait d’un sujet tabou. Il y avait alors un dialogue entre la matière et elle, surtout pour un Témoin de Jéhovah.
- Et votre père, il travaillait aussi chez les écorchés ?
- Mais de quel père vous me parlez ? Du vrai ou du faux. Du vrai faux-père ou du faux vrai-père ? Du premier ou du deuxième ? De celui de l’état civil ou du père biologique ? De Degénetais ou de Delpech ? De toute façon, ça ne change rien, ils n’ont jamais travaillé sur des écorchés. »

Anquetil mit un peu de musique comme pour combler les silences qui commençaient à peser. Les insatisfaits, la chanson de Hollydays s’installa en fond sonore.
La Rolls longea le Château du Champ-de-Bataille. Florence se disait que la voiture était enfin dans son élément à proximité de cet étalage de luxe classieux qu’elle avait découvert lors des spectacles d’Opéra en Plein Air.
- « Nous sommes presque arrivés, dit Anquetil. »

Sauf que le véhicule, loin d’entrer dans la cour du château qui semblait lui tendre les bras poursuivit sa route en laissant sur sa droite la forêt que l’on avait domestiquée pour la transformer en lotissement.
On arriva enfin dans le village, laissant la charmante église pour rejoindre à l’écart, un peu plus loin, un ensemble disparate de trois à quatre maisons.
La Rolls s’arrêta. Anquetil invita les  passagères à marcher quelques pas.
- « Je voulais vous montrer ça. C’est toute mon enfance. Bien sûr, ça ne ressemble à rien. C’était une ferme. Il n’y a plus rien. C’est là que j’ai vécu, et c’est par là que mes pères sont morts puisque j’ai eu la chance d’en avoir deux.
Mon père a été retrouvé dans la fosse à purin. Quand je dis mon père, c’est celui que j’ai toujours considéré comme mon père, quoi qu’on m’ait raconté par la suite. La fosse à purin était là, paraît-il. Je vous dis « paraît-il » parce qu’elle a complètement disparu. Comblée. Moi-même, comme gamin, je ne l’ai jamais connue. Vous comprenez bien que ma mère, mes grands-parents, tout le monde a voulu effacer les traces. Mon père a été incinéré. Je l’appelle comme ça, même s’il ne m’a rien laissé, même si je suis certain que ce n’est pas mon père biologique. Peut-être qu’il ne s’agit pas d’assassinat, à proprement parler. Mais vous appelez ça comment un type qui choisit de mourir en se jetant dans une fosse à purin. Autour de moi, on appelait ça un suicide. Pour moi, ça a toujours été un assassinat. Qu’on l’ait poussé ou pas dans la fosse, je m’en foutais. J’ai mis un temps fou à savoir ce qui s’était passé d’ailleurs. C’est Degénetais qui me l’a appris, sans doute à sa sauce à lui. C’est lui qui m’a parlé du suicide de mon père. Il me racontait même que c’était un pêché. Qu’il ne fallait pas se suicider, qu’il ne fallait pas s’opposer au seigneur. Et moi, comme j’étais un gamin paumé, sans grande personnalité, j’écoutais sans broncher mais je me suis toujours dit que si on arrivait à pousser un type à ce genre d’horreur, on ne peut pas appeler ça autrement qu’un assassinat. »

Fatima contemplait le paysage désolant. Anquetil ne proposait même pas de rentrer à l’intérieur des masures. Pendant qu’elle écoutait celui pour qui ce lieu était celui de toute son enfance, elle se demandait qui, à présent, pourrait avoir envie d’habiter là ? Encore le climat était-il favorable et, à l’approche du coucher du soleil d’automne, pouvait-on percevoir les couleurs des champs et de la forêt environnante. Mais il arrive qu’il pleuve en Normandie, n’est-ce pas ? Elle s’imaginait le gamin marchant dans la nuit mouillée d’hiver pour aller rejoindre le car là-bas qui devait passer près de la mairie, et l’amener jusqu’au Neubourg pour rejoindre le lycée de Louviers.
Les deux amies regardaient Anquetil faire le plein d’émotions en attendant comme elles pouvaient. Certes, elles s’étaient un peu lassées de la promenade en voiture, si chic qu’elle fût, mais le temps commençait à paraître un peu long. En parlant toutes deux, elles en vinrent à une drôle de comparaison, mesurant que le coût de la Rolls était très nettement supérieur à celui des habitations.
Anquetil les invita à remonter dans le véhicule.
- « Je vous aurais bien invité à boire un verre dans ce qui est finalement chez moi, bien que je n’ai pas encore signé les papiers pour l’héritage. Mais je n’ai même pas pris les clefs, et je ne sais pas où elles sont. Peut-être dans le fond du canal de la Villette. Enfin, j’imagine qu’il n’y a rien à l’intérieur. Peut-être même pas du café. » 
Anquetil leur proposa de faire salon à l’intérieur de la Rolls, et, effectivement, cela changeait tout.
Anquetil invita Florence quelques temps à l’arrière du véhicule, histoire de trinquer avec les passagers. Anquetil était entre les deux amies, et avait mis à jour le coffret secret réfrigéré d’où sortit une bouteille ornée d’un as de pique. Florence savait que c’était la grande classe. La bouteille devait valoir au moins un mois de piges à La Dépêche.
Une coupe s’offrit aux passagères. Anquetil faisait le service et déboucha avec classe la bouteille divine. S’il ne lui restait plus grand-chose de ses années troubles passées au lycée technique, au moins savait-il servir avec le talent adapté un champagne absolu.
Il invita ses hôtes à jouir de la couleur de la robe jaune dorée qui s’accordait au paysage d’automne. Ensuite, avant même de porter ses lèvres à la coupe, il invita les amies à respirer les saveurs qui reflétaient les cépages du champagne millésimé.
La défiance ne s’était pas dissipée, au contraire, mais elle était contrebalancée par ce sentiment de mérite que peut apporter la délivrance du luxe. Florence se demandait d’autant plus ce qu’elle faisait là, qu’elle se sentait en trop dans l’incontestable jeu de séduction qui se déroulait entre Anquetil et Fatima.
Au moment du coucher du soleil, on se décida à partir. La bouteille était presque vidée, l’imagination reprenait le pouvoir dans les têtes et les déterminants théoriques avaient perdus de leur vigueur.
Florence reprit sa place à l’avant du véhicule, ce qu’on appelait la place du mort à l’époque où les ceintures de sécurité n’existaient pas. Mais l’expression semblait si inadaptée au confort superfétatoire de la Rolls. Après tout, elle se satisfaisait pleinement de ce poste d’observation. Elle entendait tout de ce qui se disait entre Anquetil et Fatima. Elle avait aussi l’œil sur le chauffeur, qui lui, restait hyper pro. Elle avait tenté quelques échanges de regard, mais il était resté raide comme un piquet et n’avait pas même goûté le champagne. Florence n’avait jamais connu ça, un type complètement au service. Elle aurait bien tenté quelques chatouilles, mais la configuration des sièges ne le permettait pas.
C’est à se moment-là qu’Anquetil proposa de mettre en branle les fauteuils massant en précisant qu’il y avait tout lieu de profiter de cette Rolls, occasion de luxe exceptionnelle.
- « C’est une location. Demain, je dois la rendre demain ! »

Florence ne voulait pas dire que le coût de location d’une journée d’une Rolls devait équivaloir au prix des voitures qu’elle avait possédé jusqu’à présent. Elle avait peur d’être vulgaire.
Elle sentit une douceur lui envahir doucement les fesses avant de se rendre compte que le fauteuil massant s’occupait aussi du reste de son corps. Ça la fit rire, sans pour autant qu’elle se prive du plaisir inattendu. Voilà qu’on s’occupe de mes fesses… tout en douceur et sans que je l’ai demandé. C’est donc ça, le porno chic !



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