vendredi 3 janvier 2020

Les enfants sages - deuxième partie - 16e épisode


On est trop sérieux
quand on a 17 ans

 Quand on les appelle, ils sont là
Ils ont un bon tempérament.
Quand ils ne marchent pas au pas
Ils ne sortent jamais du rang

Les enfants sages

Florence voulait tout savoir, comme curieuse et comme journaliste. Fatima voulait en savoir un peu plus, comme policière et comme amoureuse éconduite.
- « Vous êtes Témoin de Jéhovah ?
- Pas vraiment, non. On ne peut pas dire ça.
- Et votre mère, elle l’était ?
- Peut-être un peu.
- Mais enfin, ça n’a pas de sens. Expliquez-vous.
- Désolé, mesdames, je suis désolé. Je ne suis pas à un interrogatoire, je ne suis pas non plus en interview. Souffrez que je réponde à mon rythme, en fonction de ce qui me passe par la tête, et en parlant de ce qu’il me plait. Telles sont les règles du jeu. Si ça ne vous plait pas, vous pouvez descendre. Je ne m’expliquerai pas et je me justifierai encore moins. Vous m’êtes sympathiques. Je vous parle. Je ne vous dois rien. Vous ne me devez rien. C’est OK ? Je vous dis ça, ça ne me gêne pas du tout de parler des Témoins de Jéhovah, ni de ce que j’ai à faire avec eux. Je comprends que vous ayez des questions. J’ai tout fait pour. Ce qui me dérange, c’est votre ton. Vous n’êtes pas habituées à l’humilité, c’est normal, c’est votre profession. Mais là, il va vous falloir de l’écoute et de la patience. Vous avez de la chance, vous roulez dans la plus chic voiture de la terre. La classe anglaise. Laissez-vous porter. Détendez-vous. Renoncer au stress, je sais, c’est beaucoup de travail. Un petit voyage en Rolls n’y suffira pas, bien entendu, mais détendez-vous tant que vous pourrez. Ça vaut largement une séance de massage. »

Après un petit tour sur le plateau, la Rolls avait descendu la route d’Elbeuf. Elle prit la direction de Rouen, ralentit devant l’imprimerie des Témoins de Jéhovah, avant de tourner à droite à Incarville. Devant chez Leclerc, la Rolls suscita l’attention des clients du garage. Les smartphones se déclenchaient rapidement pour prendre des photos à l’arrache, le temps que la voiture reparte. Elle prit la voie rapide et sortit à la hauteur du barrage de la Villette, comme si Anquetil voulait s’attarder à revoir l’endroit d’où sa mère s’était précipitée.
- « Vous pensez quoi ? Vous pensez qu’elle est tombée toute seule ou vous pensez qu’on l’a aidée ? » 

Fatima était prise de court. Elle aurait voulu poser la question en premier et elle s’en sentait désarmée et, du coup, faisant de nécessité vertu, elle se disait qu’il valait mieux le laisser parler. Elle choisit de se taire alors que Florence ne se pliait pas à ce type d’explication.
- « Je vous aurais bien posé la question à vous. Je ne veux pas vous vexer, mais qui pourrait vouloir tuer votre maman ? Quel intérêt ? C’en est au point que la police a complètement négligé l’enquête. À part Fatima, qui y a prêté attention. Mais tout le monde était sur le coup de l’agression des policiers municipaux. Et pourtant…
- Pourtant ? …
- Ben pourtant, vous avez vu toutes ces incohérences ? Aller se noyer au barrage de la Villette, à trois heures du matin… Il faut en vouloir, quand même, non ? Même bourrée ! Je ne parle pas du reste.
- Mais si, voyons, parlez-en, je vous en prie.
- Ben, ce n’est pas évident, tout ça. parce qu’on peut pas se laisser tomber comme ça dans la flotte, parce qu’on a fait un pas de travers. Il faut le vouloir. Comme on dit à Louviers, faut prendre son envahie !
- L’envahie ? c’est quoi ça l’envahie, fit Fatima surprise.
- Ah ! Comme on dit sur Facebook, t’es pas de Louviers si tu ne sais pas ce que c’est que l’envahie.
- Oui, dit Anquetil, l’envahie, on ne sait pas trop d’où ça vient ce mot-là. Ça veut dire l’élan, enfin, à peu près. Peut-être même ça veut dire l’envolée. Par exemple, dans le Pays de Caux, on dit l’envolaye et ça a à peu près le même sens.
- Et c’est pas le tout, Anquetil, mais il y a des bizarreries. Le type de l’Agglo, il s’est fait voler les clefs du barrage cette nuit-là. Il s’en est pas vanté, parce qu’il a cru les avoir paumées. En plus, il était plus tout à fait sûr d’avoir fermé à clef l’accès au barrage la veille. Sauf que, mystérieusement, les clefs sont réapparues. Miraculeux, non ? Réapparues le lendemain de la découverte du corps. T’es au courant Fatima ? »

Fatima se sentait de plus en plus bête. Elle était quand même chargée de l’enquête et se reprochait de n’avoir pas vu grand’chose. Elle s’en voulait, bien sûr, mais en elle voulait aussi à Florence, qui dévoilait ses hypothèses devant tout le monde et en particulier devant un des éléments de l’enquête, avant de lui en avoir parlé à elle. Le problème, avec la Rolls, et la façon dont elle était placée à l’avant du chauffeur, c’est que c’était bien entendu impossible de lui envoyer des coups de coude ou de lui faire le moindre signe. Du coup même, Florence commençait à l’énerver vraiment à faire sa maligne, complètement subjuguée à prendre le dessus sur la conversation dans l’espace magique de la Rolls.
Fatima sentait monter le malaise. Ça allait de moins en moins bien. Elle n’oubliait pas la façon dont Anquetil l’avait envoyée promener quand elle avait posé ses premières questions. Maintenant, c’était comme si c’était lui qui menait l’entretien. Pour un peu, elle se serait sentie en interrogatoire même s’il ne la regardait pas, fixant le plafond de la Rolls et se lançant dans une sorte de confession.
Pendant qu’elle se disait qu’elle n’avait plus qu’à ouvrir toutes grandes ses oreilles et tout grands ses yeux, la Rolls s’engagea dans l’impasse qui longeait le lycée Decrétot.
- « Ah ! Vous ne pouvez pas savoir comme c’est drôle. Repasser par une ville qu’on n’a pas vue depuis des années. Parce que moi, on peut dire que je suis de Louviers. Il n’est pas un recoin où je n’ai un souvenir. Simplement, au bout de trois ans, cela s’efface. Je ne sais pas si vous avez lu « la plaisanterie » de Kundera. C’est le thème du tout début du livre, où le héros redécouvre sa propre ville et où il ne connaît plus personne, enfin personne qu’il ait envie de rencontrer.
- Oui, oui, je l’ai lu ce bouquin. Je me rappelle juste que je n’avais pas aimé la traduction de Finkielkraut. Enfin, je ne me rappelle pas que de ça. En fait, le type revient dans sa ville, après en avoir été chassé. C’est votre cas ?
- Non, pas chassé, je dirai pas ça. Il n’est pas chassé le type de la Plaisanterie, il est condamné et il part en camp. En fait, il n’est pas chassé, il est excommunié. Si je me permets de préciser, c’est précisément parce que c’est mon cas. Du coup, c’était aussi le cas de ma mère. Tout ça explique qu’il y ait eu tellement de monde à l’enterrement. Je plaisante, bien sûr… »
L’automobile était bloquée devant le lycée. La sidération prenait le pas sur l’éparpillement qui suit normalement la fin des cours. Les cars attendaient patiemment que les lycéens viennent vers eux. Les quelques parents qui s’étaient audacieusement embringués dans la large impasse participaient à l’embouteillage inextricable. Tout le monde voulait voir la Rolls, les selfies se multipliaient mais le véhicule imposait le respect.
Ces lycéens apprenaient la mission de servir
Après tout, ces lycéens apprenaient la mission de servir. Le lycée Decrétot est un lycée d’application. Le rêve de tous ces gamins est bien de devenir larbin dans les plus grands hôtels et d’obtenir des gratifications de la part de clients millionnaires. On pouvait même se demander si ce n’était pas une initiative de la direction du Lycée que d’avoir fait passer une Rolls devant l’école.
- « Excusez-moi, c’est la nostalgie. Vous savez, c’est étrange, toujours, quand on revient de l’étranger, qu’on retrouve une ville où l’on avait une situation, quelque chose de fixé et où toute chose avait son rôle et que l’on assimilait avec le temps. Et puis tout à coup : patatrac, on s’en va. On quitte les lieux, mais l’on conserve au fond de soi tous ces souvenirs qui nous ont construits. Et puis on revient et voilà. On voit un lycée qui ne vous attend plus. Où même on peut s’en faire jeter si l’on tente de rentrer sans autorisation. On voit des tas de gamins, des garçons, des filles, plus ou moins poussés, et qui ont tellement de chose à vivre et qui estiment avoir déjà tout vécu. Bref, c’est marrant. Qu’est-ce que je disais ?
- Vous ne disiez rien. Comme d’habitude. Vous parliez juste de l’excommunication. C’est quoi ça, l’excommunication ?
- Oui, c’est quelque chose de terrible l’excommunication. C’est quelque chose de doublement terrible quand vous faites partie d’une secte. D’abord parce que, bien sûr, quand vous êtes là-dedans, vous ne pouvez pas y être à moitié. Il y a les rites, les prières. Vous avez ça chez les catholiques, bien-sûr, mais enfin, l’avantage c’est que vous êtes dans une religion majoritaire. Chez les Témoins de Jéhovah, ça n’est pas comme ça. Pour vous maintenir dans la foi, comme vous faites le contraire de ce que tout le monde fait, vous devez vous renforcer. Enfin, vous pensez bien, pour un gamin, pour un ado surtout. Pas de Noël, pas d’anniversaire. Bref, vous serrez les dents, vous faites comme on vous dit de faire. Il n’y a pas moyen, sinon, c’est la rupture. Alors, quand l’excommunication arrive, vous imaginez…
- Pas bien, non, je n’imagine pas
- Vous avez raison. Moi-même, j’ai mis beaucoup de temps à comprendre, à prendre de la hauteur, mais l’une des données du problème de l’excommunication, c’est que tout le monde s’en fout autour de vous. C’est ça sans doute la différence avec le Moyen-Age. Dans le monde chrétien, une excommunication, ça faisait peur à tout le monde. Il n’y avait pas tellement de différence entre être excommunié et aller au bûcher, je suppose, même pour ceux qui n’y croyaient pas, ça faisait quelque chose. E pur si muove comme disait Galilée.
- Ça s’est passé à quel âge ?
- J’avais 17 ans. La Terminale. En fait, je pense qu’on est trop sérieux quand on a 17 ans. C’est peut-être même l’âge où l’on est le plus sensible à une excommunication. Même si l’on a besoin de s’affirmer comme individu, c’est aussi l’âge où l’on a besoin de faire partie d’une communauté, même pour la rejeter après.
- Mais vous avez fait quoi pour être excommunié ?
- Rien. Je n’ai rien fait. Moi, je n’avais jamais rien fait de ma vie, il n’y avait pas de raison que ça change pour une poussée d’hormones. Je tenais bien le coup avec les filles. D’ailleurs, les filles avaient peur de moi. Je n’avais aucun effort à faire pour les éviter. Elles m’attiraient, bien sûr. Mais je savais que c’était une épreuve du Seigneur. Non, l’excommunication elle provenait de mes parents.
- Mais comment ça vos parents ? Votre père était mort depuis une quinzaine d’années, n’est-ce pas ? Il n’était pas Témoin.
- Ben, mon père non. Mais enfin, il n’était pas mon père non plus. C’était juste le mari de ma mère. Peut-être un brave type, peut-être un pauvre type. Je ne suis pas sûr qu’il se soit suicidé. C’est tellement l’habitude, dans les campagnes. Ce genre de crime parfait, c’est courant. Les gens règlent leurs comptes par ici. On dit les Normands procéduriers. Ça n’est sans doute pas faux. Au moins connaissent-ils toutes les sinuosités législatives, mais ils savent aussi que pour résoudre certains problèmes, rien ne vaut la ligne droite. Pas obligé que ça se règle à coups de fusil, comme en Corse. Ça fait trop de bruit. Les Normands sont des taiseux. Ils n’aiment pas les démonstrations. Ils font ce qu’ils ont à faire.

Vous savez, je suis sûr même que, dans les campagnes, je parle des vraies campagnes, pas des rurbains, pas des gens qui viennent s’installer sur le plateau du Neubourg parce que c’est moins cher qu’à Louviers ou au Neubourg. Je parle de ceux pour qui le village est un lieu de vie, et même une histoire qui se prolonge. Pour eux, la famille, ça compte. C’est une communauté absolue. Bref, en ce qui concerne les conflits familiaux mal traités, pour parler clair, le problème des femmes battues, ben, je suis sûr qu’il y en a moins qu’ailleurs. Il suffit que la fratrie, que les parents s’en rendent compte. Dans ce cas-là, la brute, elle ne tarde pas à finir dans un accident de chasse ou sous la roue de son tracteur. Même, si la gendarmerie veut bien se donner la peine, qu’elle fasse des statistiques sur le nombre de suicides suspects dans les campagnes. Ce n’est pas toujours dû à la crise agricole.
- Quand même ! … Vous allez loin Anquetil ! »

On arrivait à présent à se sortir de l’impasse, après le demi-tour salvateur et la Rolls s’engagea dans la rue Edouard Lanon. C’est merveilleux quand même cette tendance humaine à laisser passer les puissants. Normalement dans cette rue, il est presqu’impossible de se frayer un chemin entre les gens qui se garent n’importe comment et les nombreux passages de ceux qui tentent le raccourci.
Croisant la rue Saint-Germain, la Rolls laissa passer un couple de quinquagénaires qui se tenait par la main.
- «  Remarquez, il n’y a qu’à Louviers qu’on voit ça. Je veux dire, les couples se tenant par la main, c’est très courant depuis une vingtaine d’années et l’arrivée d’internet. Avant, je les appelais les couples Meetic, maintenant, ce sont plutôt des couples « Disons demain », qui d’ailleurs est une filiale de Meetic. Vous vous rendez compte, un marieur devenu une puissance financière !  Enfin, ça n’a rien à voir avec ce qui se passe à Louviers. À Louviers, ce sont des Témoins de Jéhovah. Ils se sentent l’obligation de se tenir par la main. Ce sont les couples soumis. Conçus par le Royaume. A tous les âges de l’existence, quand ils sortent en ville, il faut qu’ils se tiennent la main. Forcément, ce n’est pas la même chose que des gens qui viennent de se rencontrer par internet et qui voient en l’autre le moyen de se faire un peu de plaisir ou de se sortir de leur solitude. Ça n’est pas génial, c’est commercial, mais c’est infiniment plus sain. »

La Rolls poursuivit son chemin, suivit la rue du Docteur Blanchet avant d’obliquer vers les boulevards qu’elle délaissa pour se rendre vers le quartier Maupassant, sur le lieu même de l’agression et du tag qui avait mis le feu aux poudres. Le tag initial avait disparu, bien sûr, sauf que tout le quartier était à présent maculé par des inscriptions murales sans ambiguïtés. £es enfants sages apparaissaient une dizaine de fois. Déjà, les services municipaux renforcés s’activaient pour tout effacer.
Anquetil d’un grand sourire se retourna vers Fatima :
- « C’est terrible, tout ça, n’est-ce pas ? Que fait la police ? »

Fatima sentit le rouge lui monter au front. Elle se voyait sous emprise et était incapable d’affronter le regard d’Anquetil. Elle se savait pas bien si c’était de se sentir bête, sans réplique alors que, quand même, elle était lieutenant de police. Et plus elle y pensait, plus elle se sentait idiote.
- « Vous n’avez pas fini sur l’excommunication. Qui est-ce qui s’est fait excommunier alors ?
- Bien, vous vous en doutez, non ? C’était ma mère et le père Degénetais. Ils étaient amants depuis des années. Bien sûr ! Il n’y avait que moi qui ne m’en étais pas rendu compte. M’enfin, je doute fort que ce soit pour ça qu’ils se soient fait excommunier. En fait, la cause est plus profonde. Degénetais n’était pas un Témoin de Jéhovah comme les autres. Il avait une place dans l’organisation. À un haut niveau. En fait, il était trésorier-comptable. Ah ! Vous savez, les trésoriers ont toujours une place majeure dans toutes les organisations. Soit ils se barrent avec la caisse, soit ils profitent de leur connaissance précieuse de l’organisation et ils font du chantage. C’est le danger avec les trésoriers. Que ce soit dans un club de pétanque, dans une entreprise ou dans les partis politiques. Regardez un peu la façon dont sont distribués les postes ministériels et la façon dont les trésoriers des partis se retrouvent ministre, regardez les ministres du budget et la façon dont ils deviennent des personnages politiques incontournables. Le premier poste ministériel de Sarkozy, c’était au Budget. Dans la presse, lors de la formation des gouvernements, on ne prête jamais attention à qui est nommé au budget. Pourtant, si on veut anticiper sur qui va devenir important, c’est là qu’il faut regarder. Qu’ils détournent ou pas du pognon, ils connaissent tout des dépenses de tous les cadres de l’association. Un pouvoir énorme. »

La Rolls continuait sa route, passa devant le collège Ferdinand Buisson où de nombreuses personnes l’attendaient avec des smartphones. Fatima se disait qu’elle devait sérieusement réfléchir pour expliquer à sa hiérarchie sa présence à l’arrière de la Rolls. Il en irait, bien sûr des besoins de l’enquête. Après tout, elle en savait beaucoup plus sur la personnalité de la famille de la défunte, sur les risques mêmes qu’elle ait été précipitée dans la chute d’eau, qu’avant de rentrer dans la Rolls, même si elle n’avait informé ni le commissaire Rossignol, ni Domfront. Ce qui était sûr, c’est qu’en se retrouvant partagée sur Facebook, elle aurait non seulement droit à une soufflante de la hiérarchie, mais elle devrait compter aussi sur des appréciations plus ou moins charitables de ses collègues.




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