dimanche 5 janvier 2020

Les enfants sages 18e épisode



Le fin mot


Jamais personne ne les brise.
Dans leur digestion, ils médisent
Dans leur soumission, ils construisent
Et un beau jour ils vous détruisent

Les enfants sages

Dans le cocon classieux et globalisant, tout voulait vous faire tout oublier. Fatima se souvenait que tout était parti de cet enterrement auquel elle avait choisi d’assister pour les besoins d’une enquête.
- « Enfin, Anquetil, c’est quoi cette histoire ? Vous dites que Degénetais a assassiné votre père ?
- Je n’ai pas dit ça. Pas tout à fait. En fait c’est l’excommunication qui a tout déclenché. Je vais vous raconter. L’excommunication m’est tombée dessus au printemps 2013. Elle est tombée aussi sur la tête de mes parents, je veux dire de ceux que j’ai découverts être mes parents à ce moment-là, M. Degénetais, notre cher voisin et ma mère.
Aussi loin que je me souvienne, M. Degénetais nous a accompagné pendant toute ma vie, ou presque. Je suppose que quand j’étais bébé, il me suivait d’un peu plus loin mais c’est des questions que je ne me suis posées que bien plus tard. Comme je disais, avant l’excommunication, tout ce climat que j’avais à supporter était ma normalité. Entre l’endoctrinement, les transports, le lycée et les grands rassemblements, ma vie était bien remplie. De toute façon, la logique de l'endoctrinement est de ne laisser aucune place aux cogitations. Cogiter, c’est pêcher. Comme on dit à l’armée : penser, c’est commencer à désobéir. Je n’ai aucun souvenir de la mort de mon père. Paraît-il que j’aurais assisté à sa mort. Bon, qu’est-ce qu’un enfant de deux ans et demi peut retenir. J’ai cherché quand on m’a dit ça. Je ne me souviens de rien, de rien. Des fois, ça m’arrivait que M. Degénetais m’amène ou me ramène à la maison. Comme il était Témoin de Jéhovah, comme il était très impliqué dans l’organisation, il lui arrivait de m’emmener ou de me ramener à mes cours. Seulement, contrairement aux autres gamins, j’avais des activités bien au-delà de mes cours. Bien sûr, ce n’était pas des activités sportives ou culturelles. Non, seulement cultuelles, si vous voyez ce que je veux dire. On me formait pour être prédicateur. J’étais l’espoir de la congrégation. C’est là d’ailleurs la condition d’un bon endoctrinement. On assimile mieux la doctrine si l’on est formé à endoctriner les autres. Trois soirs par semaine, je le retrouvai et j’avalai la Tour de Garde jusqu’à l’écœurement. Enfin, j’exagère. C’est maintenant que ça m’écœure. À l’époque, c’était un peu comme ce que j’ai connu plus tard dans la préparation aux ultra-marathons. Je ne sais pas si vous connaissez, on court jusqu’à n’en plus pouvoir et à un moment, on ne peut plus vivre sans courir. Je crois d’ailleurs que c’est l’endoctrinement qui m’a aidé dans toutes les activités que j’ai pu faire par la suite, comme le sport ou le trading. Mais c’est une autre histoire. Bref, gamin, je suivais mes études comme un zombie. Je ne participais pas aux festivités, bien sûr, encore moins aux activités du foyer, et à chaque fois qu’une fille ou une femme m’attirait, je me réfugiais dans la formation au prêche. Ça m’évitait de me prendre les râteaux dont se plaignaient mes collègues. J’évitais de faire des bises, ce qui me collait une réputation un peu difficile dans cet univers adolescent, mais qui me renforçait dans ma bulle, et, finalement, on peut dire que, de la maternelle à la terminale, ce qu’on peut appeler la communauté scolaire me foutait la paix. Je dis ça, ça vous embête sans doute, mais si je ne mets pas les choses en perspective, vous ne comprendrez jamais. Comment ressentir ce que ça fait d'être excommunié si on ne sait même pas ce que c’est que d’être endoctriné, si on ne comprend pas ce que c’est que de consacrer toute sa vie à une cause, même si cette cause, autour de soi, personne ne la partage. On le sait bien d’ailleurs que personne ne la partage. Quand on fait du porte à porte et qu’on se fait envoyer balader à longueur de temps, pour ne pas dire plus d’ailleurs. Parce qu’en fait, parfois, c’est un vrai bonheur que de se faire poliment éconduire, plutôt que de se faire traiter de tous les noms. Même si, bien sûr, les Témoins sont super blindés quand vous les envoyez promener. Pour eux, c’est une épreuve du Seigneur. N’oubliez pas, les Témoins de Jéhovah sont dans une démarche super élitiste. Ils disent qu’ils veulent le bien de l’humanité, mais tu parles ! En fait, ils savent que ce n’est qu’une partie d’entre eux qui seront sauvés le soir du grand soir. Et ceux qui seront sauvés, ce sont ceux qui auront fait leurs preuves, ceux qui auront bien travaillé. Vous imaginez quand on fait une touche. Quand on arrive à trouver un malheureux qui non seulement nous écoute avec bienveillance, mais qui s’intéresse à ce qu’on dit. Qui est prêt à nous suivre. Qui est prêt à se faire accompagner à la salle du Royaume. Vous imaginez le bonheur ?
- Ben, à vrai dire, j’imagine pas trop ! Mais vous le racontez bien en tous les cas. »

Anquetil éclata de rire. Ça lui faisait du bien de pouvoir rigoler de tout ce qui l’avait torturé pendant des années, et ceci d’autant plus que quand il vivait là-dedans, il ne se rendait compte de rien. Il fonçait tête baissée, le nez dans le guidon et considérant le paysage comme un ennemi. Il vivait dans une complète aliénation. Si on lui avait demandé s’il se sentait bien, il n’aurait absolument pas compris la question, puisqu’il faisait tout pour ne rien sentir du tout, en tous les cas pour ne pas se sentir mal.
- « C’est à ce moment-là qu’est arrivée l’excommunication. Il la reçut comme un énorme coup de massue. Il pensait que c’était la fin de tout.
En fait, c’était le début de tout ! C’est là que j’ai commencé à vivre, même si tout ne s’est pas déroulé comme sur un long fleuve tranquille…
D’abord, c’était une profonde injustice. Il était mineur. Il n’avait rien fait, mais il était dans l’incapacité juridique de se défendre.
Et puis d’ailleurs, ça veut dire quoi juridique ? Juridique, c’est quand il y a une société, quand il y a des lois, des principes, des textes, des gens qui peuvent se défendre. Les Témoins de Jéhovah se situent en dehors de la Loi des hommes. Ils n’obéissent qu’à ce qu’ils ont décidé être la Loi du Seigneur, c’est à dire la leur.

Mais ma situation était bien pire. Je me retrouvai excommunié parce que mes parents étaient excommuniés. Au départ, parce que mon père couchait avec ma mère. C’est dingue quand même. Il n’y a que chez les Témoins de Jéhovah qu’on voit ça.
Bon, c’est vrai que mon père n’était pas tout à fait mon père. Il couchait avec elle sans être marié. Mais enfin, j’y pouvais rien, moi. Ma mère était ma mère après tout ! Enfin, j’en plaisante aujourd’hui, mais à l’époque, ça ne m’a pas fait rire du tout. À la maison, dans ma vie, dans notre vie, plus rien n’avait de sens. Quand je rentrai à la maison, et cela m’arrivait de plus en plus souvent, ma mère pleurait. Quand je partais, ma mère pleurait. Quand je restais, ma mère pleurait. Moi, je n’avais aucune envie, et surtout pas de la consoler. Je n’avais aucune envie de lui parler, ne serait ce que de lui demander pourquoi elle avait été excommuniée. Et moi avec, par la même occasion.  De toute façon, c’est simple, je suis resté presque un mois sans avoir aucune explication. C’est bien logique d’ailleurs, chez les Témoins de Jéhovah, on n’explique pas, on endoctrine. Et quand un coup de massue écrase la doctrine, c’est difficile de s’en sortir. Un dimanche, Degénetais est venu me voir. Il m’a tout expliqué. Enfin, il m’a dit qu’il avait des relations coupables avec ma mère depuis le début. Ridicule. Il s’excusait d’avoir sauté ma mère. Je l’aurais tué. Je l’aurai tué, mais j’ai souri à la place. Je lui ai dit que je comprenais. Je ne comprenais rien du tout en fait. Ce type envers qui je croyais tout devoir, mon passé comme mon avenir me mentait depuis le début. Comme ma mère. Pourtant, quand il m’a raconté ça, je ne savais pas encore qu’il était mon père. Une semaine plus tard, il est venu me dire que ce n’était pas grave si je ne terminais pas l’année scolaire. Il ne fallait pas que je reste là, c’est sûr. Il n’y a pas d’avenir à Sainte-Opportune-du-Bosc. Ça ne servait à rien de rester à côté de ma mère à pleurer. Il m’a dit qu’il avait des amis qui étaient prêts à m’aider. En Angleterre. En fait, il a proposé de m’exfiltrer. Quinze jours après, je prenais le bateau à Dieppe, direction Brighton, puis le train pour Londres. C’était ce qui pouvait m’arriver de mieux. Mon désormais père m’assurait d’un pécule, d’une chambre à Londres, et l’accès à une boite privée qui devait m’amener à un métier. Les trois mois qui devaient précéder la rentrée scolaire, je devais les passer à devenir parfaitement bilingue et à faire du sport. C’est exactement ce qu’il me fallait pour éviter la dépression. Après tout, je crois que c’est Freud qui a dit que la vie était la meilleure des thérapies.
Ah ! Mais il y a une chose aussi que mon désormais père m’a laissé. C’était une lettre. Il ne me l’a pas donné en main propre. Je devais aller la chercher chez un de ses amis sûrs à Londres. Je ne devais l’ouvrir qu’à son décès.  En fait je devenu assez vite l’ami de cet ami, qui lui aussi avait eu à pâtir de l’influence des Témoins de Jéhovah et qui, lui aussi, était excommunié. Il s’appelait John, comme n’importe quel anglais. Il avait créé un club, comme une dissidence de la secte. C’est très anglais, ça, les clubs ! Il n’y avait pas de rites. Juste le plaisir de se rencontrer et d’échanger des idées. Après quelques semaines, il n’a fait aucune difficulté à me transmettre le courrier. Je n’avais aucune intention d’attendre le décès de Degénetais pour apprendre ce qu’il m’avait caché depuis ma naissance et j’ouvris tranquillement la liasse de feuillets qui expliquaient les raisons profondes de l’excommunication. La lettre commençait par ces simples mots : « mon fils chéri ». On ne saurait être plus clair. J’ai toujours aimé ce côté antique et irremplaçable d’une lettre en papier. Internet ou pas, je me battrai toujours contre la disparition des bureaux de postes. Mesure-t-on seulement ce que le monde a perdu avec la disparition des télégrammes ? Bon, mais c’est une autre histoire. La même chose, je pense n’aurait pas pu arriver par courrier électronique. Ni la promesse de n’ouvrir le courrier qu’en cas de décès, ni la trahison de la promesse. Voilà que j’étais son fils et qu’il me chérissait, cette andouille. Sans doute cette attention à mon égard traduisait-elle l’angoisse légitime de se retrouver sans descendant, alors qu’il s’était consacré à être un de ces rescapés de l’humanité que le Royaume attendait. Sauf qu’il n’y croyait plus, et depuis longtemps. Il l’avait caché à sa femme, ou plus précisément à ma mère, à son fils, et bien entendu à l’organisation où il occupait un rang élevé, chargé de la trésorerie.
Ah oui ! La trésorerie ! Bien sûr, le truc qui emmerde tout le monde et qui fait couler toutes les associations.  Alors, qu’est-ce qu’il a fait votre père ?
Ben, justement, ce qu’il a fait, c’est précisément ce qui lui a valu d’être excommunié. En fait c’était le moyen de le virer des responsabilités. Pour ça, le commerce sexuel avec ma mère, comme on dit en droit grossier, c’était le prétexte idéal. Il n’y avait pas à justifier quoi que ce soit. Ça restait entre gens du même club et on lavait le linge sale en famille. Mon père s’est bien sûr engagé  à tout rembourser, sauf qu’il était assez malin pour avoir gardé de l’argent de côté. Plus précisément, de l’argent de l’association qu’il était chargé de placer en bourse, il en avait aussi placé pour lui. Quand les placements étaient mauvais, c’était pour les Témoins de Jéhovah, quand ils étaient bons, c’était pour lui ! Simple comme bonjour. Merci le Seigneur ! De toute façon les Témoins de Jéhovah sont bourrés de pognon, ça ne gênait personne. Enfin, peut-être s’en sont-ils rendu compte. Moi, pendant ce temps-là, tout allait très bien. J’étais formé au trading. Je travaillais pour des banques, des particuliers, des associations. Ça m’amusait. Le temps passait, j’arrivais à me distraire, mais je sentais toujours le poids de cette jeunesse perdue, que je n’arrivais pas à assimiler. Le club des anciens Témoins de Jéhovah anglais me servait pas mal. C’était sans doute comme chez les anciens alcooliques, des groupes de paroles indispensables pour s’en sortir. 
Je ne sais pas si j’ai tué mon père. Je sais juste que j’avais décidé de le voir. Après tout, toute mon histoire était la sienne et ça me pesait. Je m’amusais en me disant que j’étais passé directement du pouvoir du Royaume à celui du Royaume Uni. Depuis des années, je m’acharnais à travailler comme un malade, ou au moins d’être pris par un besoin frénétique de m’occuper. Il n'y avait pas que ça d'ailleurs. Il faut reconnaître. Toute cet endoctrinement forcé m'avait aussi formé à assimiler beaucoup et vite. Il n’était pas question que j’aille chercher une aide psychologique. Je faisais du pognon, essentiellement, et je passais mon temps à mesurer le pognon que je possédais, que je plaçais, que je perdais parfois. J’ai créé des entreprises aussi. Des toutes petites, essentiellement dans le conseil de placement. C’est pas le tout de se créer un réseau, il faut aussi savoir en profiter. Tout ce qui m’occupait était bon. Mais il y avait toujours de terribles moments de creux. Dans tous les bouquins de psychologie, ils disent qu’il faut que les gamins apprennent à s’ennuyer. Je n’avais pas appris. Quand je m’ennuyais, je me sentais en faute. Le rapport n’est pas évident, mais je suis sûr que c’est comme ça que je me suis décidé à aller voir mon père. Ce n’était pas seulement pour revoir la France. Bien sûr j’avais sans doute besoin de redécouvrir mon propre pays mais je voulais retrouver mon père. Je réalisai qu’il avait construit toute ma vie, que j’étais puissant grâce à lui mais la reconnaissance que je lui devais avait quelque chose d’insupportable.
Je ne sais pas si j’ai tué mon père. Enfin, j’ai beau y réfléchir, je ne vois pas qui d’autre. Quand je suis arrivé chez lui, il était ravi de me voir. Quant-il m’a ouvert, il m’a dit qu’il savait que c’était moi. Je ne pouvais pas ne pas le croire, et pourtant ! Pourtant je ne l’avais  pas prévenu. Je n’avais prévenu personne d’ailleurs. J’avais pris le bateau parce que j’avais besoin d’un temps long, de changer de rythme, de prendre le train à Dieppe, d’entendre parler français autour de moi. À Rouen, j’ai été dans un petit hôtel près de la gare. C’est bizarre d’ailleurs, j’étais dans mon pays, la France, comme si j’étais à l’étranger. Même Rouen, c’est une ville que je ne connaissais que par Flaubert. La France me manquait, bien sûr, mais pas mon passé. Je ne voulais pas remettre les pieds à Louviers. Alors, j’ai été directement chez mon père, à Sainte-Opportune mais pas du tout là où je vous ai amené. Mon père habitait au Colombier, l’immense lotissement qui se trouve à côté du Château du Champ-de-Bataille. On est passé devant tout à l’heure. Il m’a demandé si j’étais passé voir ma mère. Je trouvais la question bizarre. Je n’avais absolument aucune intention de la voir. Je n’avais pas de compte à lui demander. Elle n’était pour rien dans ce que j’étais devenu. Rien dans ce que j’étais. Elle m’avait menti toute ma vie. Elle ne m’avait rendu aucun service. Elle n’existait pas. Tout juste m’avait-elle appris à me passer d’elle complètement. Bref, mon père était content de me recevoir, pas surpris que j’ai fait le déplacement spécialement pour lui. J’avais des tas de questions à lui poser. Il était loin de m’avoir tout dit dans sa lettre. Il a commencé à me dire comment il avait séduit ma mère. C’était ahurissant parce qu’il était Témoin de Jéhovah et il l’avait connu grâce au porte à porte. Elle avait 18 ans et vivait avec un ami d’enfance, sous le regard bienveillant de la famille. Un vrai amour de la campagne. Normalement, tout était fait pour qu’il reprenne la ferme et que tout le monde soit heureux. Degénetais faisait des visites de plus en plus régulières à ma mère, et ça tombait bien parce que personne d’autre n’était intéressé par le discours des Témoins de Jéhovah. Forcément, Degénetais m’expliquait que la secte et son discours d’isolement permettait au couple de s’épanouir, de croître et prospérer dans la difficulté sans parler du fait que les réunions dans les salles au Royaume étaient autant de prétexte de déplacements ensemble. C’était un vrai bonheur que de ne pas être accepté par le fiancé ni par la famille. De fait, Degénetais ne s’est pas opposé au mariage. Je suis venu au monde comme une bénédiction. Tout le monde était content. Mon faux père, ma mère, et mes grands-parents. Mes grands-parents, c’est du côté de ma mère. Du côté de mon père, je n’en avais pas. C’est du côté de mon père, enfin de celui qui n’était pas mon père mais qui l’était pour l’état civil que ça n’allait pas. Degénetais racontait cela avec un drôle de sourire. Il me rappelait à chaque occasion que j’étais bien son fils à lui, et ce depuis le début. »
Fatima voulut l’interrompre. Anquetil lui racontait le contraire de ce que lui avait raconté Florence. Pour elle, les grands-parents étaient ceux du mari, pas de la femme. Cela était peut-être anecdotique après tout. D’ailleurs, Florence laissait Anquetil poursuivre son récit.
- « Bien sûr, leur petit manège ne pouvait durer éternellement. Mon père était gentil garçon, mais forcément, comme tous les garçons, le fait de se faire refuser par son épouse, par ma mère, ça lui a porté sur les nerfs. Je ne pense pas que ma mère ait été battue. Simplement, mon père portait sa souffrance de ne pas être aimé. Il refusait les visites de Degénetais. Il voulait priver ma mère de ses activités prosélytes mais il ne disait rien contre la fabrication des écorchés à la maison. Degénetais m’a raconté que c’est quand mon père a menacé de les dénoncer au Directoire de la secte que le couple maudit a décidé de balancer mon père dans la fosse à purin. Degénetais m’a raconté comment il avait fait. En fait, c’était tout bête. Un beau soir d’automne, il est rentré du boulot. Il faisait un peu la tête, mais elle savait bien que ce qu’il voulait, au fond, c’était un peu d’amour. Elle avait décidé comme un dernier cadeau. Après, elle a dit que, s’il voulait, elle acceptait de s’expliquer avec lui. Ça s’est terminé à trois heures du matin. Il était complètement bourré et elle a profité qu’il soit à moitié endormi pour le faire boire encore plus. Degénetais était dans la confidence. Il assistait à la scène. Le plus dur, bien sûr, c’était de le porter jusqu’à la fosse et de l’y glisser. La crainte, c’était que le bruit ne réveille les parents. Jamais, ne disait Degénetais fier de son exploit, jamais un glouglou n’a fait un tel vacarme. C’est fou, n’est-ce pas, comme la nuit un bruit décuple les rumeurs. Degénetais me racontait ça comme avec soulagement. C’était une confession pour lui, et moi je ne savais pas quoi en faire. C’est à ce moment qu’il m’a fait monter dans le grenier. Il voulait me montrer des photos. Pas des photos sordides, non. Il voulait juste me montrer combien ma mère était belle quand elle était jeune. Il ne pouvait pas mesurer à quel point ça me rendait dingue. Jamais je n’avais vu ma mère belle. C’est après la mort de son mari qu’elle est devenue moche. Peut-être pas à cause de cet assassinat, mais parce que cet assassinat avait été le moyen de la placer définitivement sous l’influence de la secte. Elle était devenue moche. Mes grands-parents étaient devenus encore plus insignifiants. Moi, j’allais passer toute mon enfance, toute ma jeunesse dans l’enfer d’une culpabilité dont j’étais incapable de saisir l’origine. Il n’y a que lui, que ce Degénetais, si content d’être mon vrai père qui était resté beau. Lui, il cherchait à me rendre complice. Après tout, me glissait-il, il n’a jamais été ton père. Il me disait fièrement qu’on ne pourrait jamais rien contre lui, qu’il y avait prescription. Il était bien sûr que je ne le dénoncerai jamais, puisque je dénoncerais alors sa mère en même temps.
- Alors…
- Alors j’ai retrouvé mon père au pied de l’escalier. Il avait dû faire beaucoup de bruit en tombant. Sans doute même avait-il hurlé. Mais je n’avais rien entendu. Un blanc. J’ai retrouvé mon père au pied de l’escalier. Il me regardait. Il avait la tête en sang. J’avais entendu des craquements d’os et Degénetais souffrait terriblement. Il m’implorait du regard, il avait mal et il était incapable de bouger. Je regardais son sang couler à grands flots. Moi, je baignais dans la joie intérieure provoquée par toutes ces émotions que mon existence entière m’avait appris à maîtriser. Je regardais si le sang coulait par l’oreille. Ça aurait voulu dire « fracture du crâne ». Mais non. Il allait mourir plus lentement. Je pense qu’il avait la colonne vertébrale en miettes. En fait, ma seule connaissance en anatomie venait de la contemplation des écorchés. Mais les écorchés ne font pas de bruit. Ils n’implorent pas. Ils n’ont pas de sang qui coulent. Ils ne souffrent pas. J’ai été sympa, je ne l’ai pas bougé. Je voyais juste qu’il souffrait trop pour pouvoir se plaindre. À contempler sa douleur, je me sentais comme un tortionnaire de Bachar El Assad, ça ne me faisait ni chaud ni froid. Pour un peu, ça m’aurait plu. « Excuse-moi, Papa, mais il faut que je me sauve » que je lui ai dit presque sans malice. Je suis parti sans le regarder. Je m’étais garé à distance, sans doute pour qu’on ne repère pas cette voiture devant sa propriété. Cela ne veut pas dire que j’avais prémédité de le tuer, et d’ailleurs, je le répète, je ne sais pas si j’ai tué mon père. Même si, bien sûr, il y avait non-assistance à personne en danger. C’est le moins qu’on puisse dire. J’étais dans la jouissance de le sentir incapable de hurler. Je réalisais à quel point je le haïssais et il ne comprenait pas pourquoi. Bref, j’ai rejoint ma voiture en marchant le long de ces grandes propriétés et priant que personne ne me voie. Le soir, j’étais dans le bateau. A quatre heures du matin, j’étais en Angleterre. Je marchais. Je marchais au vent. Je marchais dans la nuit. Je marchais dans les embruns. Je marchais jusqu’à ce que le jour se lève et j’étais heureux. Je n’avais pas fait le déplacement pour rien. En fouillant sur internet, j’ai appris que ma mère avait trouvé le cadavre de son compagnon de misère trois jours après. J’étais heureux. Mon père avait connu une fin pleine d’horreur, pour peine de m’avoir programmé une horreur sans fin. À partir de ce moment, je pouvais enfin avoir un destin. Je pensais à tous les enfants maltraités et je me suis dit que j’allais faire quelque chose pour eux. Voilà qu’au lieu de chercher le Seigneur, j’avais décidé de faire le Bien. J’avais des idées, j’avais des moyens, j’avais pour compétence tout ce que mes années passées aux Témoins de Jéhovah m’avait apporté, y compris contre mon gré : la rigueur, l’exigence, le secret, la cohérence jusqu’au délire et la capacité à résister à toutes les pressions sociales. J’avais une cause. Voici venir le temps des assassins. Je savais que je ne me réaliserais jamais en dehors d’une entreprise systématique de vengeance. J’ai trouvé sans peine ces dix hommes désespérés point de départ de toute démarche sérieuse et j’ai créé ma propre secte. Je ne sais pas quand j’ai eu idée de l’appeler « les enfants sages ». C’est toujours comme ça, quand on veut un titre ou un logo. On cherche, on cherche. On trouve d’ailleurs. Sauf que ce qu’on trouve ne va jamais.
C’est juste au milieu de la nuit que ce qu’on cherche depuis des jours vous tombe dessus comme une évidence. De toute façon, je m’en foutais. Je n’avais aucun droit de propriété à déposer.
Je suivais avec le plus grand soin les attentats terroristes et leurs préparations. Attention je n’avais aucune tendresse ou fascination pour les intégristes. J’en avais assez bavé en tant que Témoin. Mais après tout, ce qui m’intéressait, c’était de créer un mauvais climat, quelque chose qui fasse peur. Disons-le, une sorte de terreur.
Ce qui m’éloignait aussi de ces abominables terroristes, c’est leur travail de bourrin. Quelle idée de tuer tant de monde ! Est-ce qu’on a besoin de tout ça pour se faire remarquer ? Mon entreprise devait avoir au premier chef un caractère esthétique. Franchement… Et puis, bien sûr, je voulais recruter des gens qui restent sains, capables de prendre des risques, certes, mais qui soient fondamentalement sains, même désespérés, même avec le plus puissant désir de vengeance. Même dans le cadre d’une organisation criminelle, le but, était de former des individus, de les faire progresser, d’en faire des champions dans leur domaine, comme les weathermen américains.
Les champions, ça coûte assez chez comme ça. Ce n'est pas
pour s'en débarrasser quand ils font des coups
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Ça coûte assez cher comme ça. Ce n’est pas pour m’en débarrasser quand ils font les coups. J’ai de l’argent, je savais même comment m’en procurer, mais j’étais malgré tout assez loin de la manne fournie par les Etats qui financent le terrorisme. Enfin, je ne vais pas vous en dire plus sur l’organisation. Je la mettrais en danger.
Oui, bien sûr, on peut me reprocher que le rayonnement de l’entreprise se limite à Louviers. Et on aura raison. Mais enfin, il faut bien commencer quelque part, n’est-ce pas ? Et je souhaitais commencer la période test par un problème qui me concernait personnellement. Demain, il y en aura partout. Bien sûr aussi, la première épreuve se devait d’être simple. Ma mère constituait une cible idéale. Je l’ai choisi. Bien entendu, je ne devais m’occuper de rien. Juste donner les instructions les plus basiques. Donner les moyens de la faire venir à Louviers, elle qui bougeait de moins en moins. L’idée était de faire croire que son fils voulait la voir. Ce n’était pas faux. Je voulais la voir morte. Ce serait mentir que de dire que tout s’est passé comme prévu. Ça sert à ça les tests. S’améliorer. Et ce n’est jamais facile de tuer quelqu’un. D’ailleurs moi, qui ai tué mon père, je sais que je dois une large part au hasard. Ce qui s’est passé avec ma mère, c’est que le chef de la police municipale les a repérés. Le malheureux, il ne savait pas où il avait mis les pieds. Vous imaginez, à peine le premier meurtre, c’est toute l’organisation qui sautait. La honte ! On avait tout pourtant tout préparé. À Louviers, on avait recruté des complices du côté des Témoins de Jéhovah. Enfin, des Témoins de Jéhovah en rupture de ban. Pendant des mois, on les a incités à rester adeptes du Royaume. À Louviers, les Témoins de Jéhovah rayonnent la ville sans que personne ne les emmerde. Ils ne sont pas vraiment aimés, mais ils s’en foutent. Ou presque. Ils voient tout ce qui se passe et on leur fiche une paix royale. En fait, c’est quand ils ne supportent plus de ne plus être aimés qu’ils deviennent dissidents. Mais ils ont des tas de qualités les Témoins de Jéhovah. Je suis payé pour le savoir. Ils sont discrets, déterminés, et ils savent se montrer constants, aimables, constamment aimables face à l’insulte, mais surtout ils forcent la sympathie. C’est comme ça qu’on a eu les clefs de la cascade de la Villette.
C’est comme ça qu’on a eu les clefs pour le coffre électrique près de Maupassant. Ah oui ! C’est vrai, on a mis le maire dans la difficulté, même si ce n’était pas le but. C’était une reprise de la technique du coup d’état, le bouquin de Malaparte. Vous savez, il explique la Révolution d’Octobre en Russie par la prise en main des services techniques de la ville de Moscou. Essentiel la pénétration des services techniques ! Bien sûr, on peut regretter qu’on n’ait pas tué le chef de la police du premier coup. En fait, les adeptes des arts martiaux se font des films là-dessus. Un organisme attaqué, ça se défend. Un homme ne meurt pas tout de suite.  Même pour ma mère, elle ne s’est pas laissé faire, je l’ai su. Il a fallu lui tenir les mains pour la faire boire. Vous vous rendez compte ? Une pauvre vieille alcoolo sans défense… Alors un ancien policier, sportif et vigoureux, vous imaginez ! Enfin, rassurez-vous, il ne s’en remettra pas le Jacques Lorraine ! Le chef de brigade me l’a assuré. Je savais bien que ce n’était pas vrai quand on a dit qu’il allait s’en tirer.
Bien sûr il s’agit d’une victime collatérale. Ses enfants n’ont jamais cherché à se débarrasser de lui, du moins pas que je sache. Il a juste eu la mauvaise idée de tout faire pour se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Après tout, comme disait le chef de Brigade, il l’a bien cherché. Alors, vous en pensez quoi les filles ? »




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