lundi 6 janvier 2020

Les enfants sages - 19e épisode




Les belles endormies 



Nel mezzo del cammin di nostra vita

mi ritrovai per una selva oscura
che la diritta via era smarrita. 

La divina commedia[1] 

Elles reposaient en toute quiétude. Maintenant, il n’y avait plus à discuter. Elles étaient profondément endormies.
Anquetil tenait à ce que les corps soient déposés au cœur de la forêt de Lyons. Il regardait Fatima avec tendresse.
- « Il faut les déshabiller, Nathan ! Tu te charges de la journaliste. Je prends l’autre. »

Elles étaient comme des enfants. Encore, en général, quand on recouche des enfants au sortir d’une soirée ne prend-on pas la peine de les déshabiller. On se réjouit de leur sommeil de plomb, surtout lorsqu’on a du mal à les endormir. Et puis, on les transporte en prenant soin, sait-on jamais, de ne pas réveiller les petits monstres.
Anquetil se disait que Fatima était quand même une belle fille. Bien sûr, manquait cet échange de regard, ce tendre suspense qui traduit positivement la fin du premier rendez-vous amoureux. Là, bel objet convoité, elle était totalement passive.
- « Eh, mais, Anquetil, pourquoi il faut les déshabiller ?»
- Je t’ai déjà dit, Nathan. Ça fait partie du plan. D’abord c’est plus facile pour les fouiller. Il faut quand même qu’on s’assure qu’elles n’ont pas de portable ou de système d’enregistrement. Ensuite, il faut qu’au réveil elles soient complètement azimutées. Le temps qu’elles se réveillent l’une l’autre, qu’elles recherchent leurs fringues,  qu’elles se remettent les idées en place, pendant ce temps-là, elles ne font pas de bêtises. »
Anquetil se dit qu'elles allaient avoir froid
photo Rancinan
L’humidité automnale gagnait dans la nuit sans nuage. Anquetil se dit qu’elles allaient avoir froid.
Aucune voiture ne passait par là. C’était aussi pour ça qu’Anquetil avait choisi l’endroit.
Nathan avait été plus rapide à dévêtir Florence, moins couverte il est vrai. Il avait pris en charge le lourd fardeau. Visiblement, la vigueur de sa jeunesse, il avait quand même un peu de mal.
- Attends Nathan ! Je t’ai bien dit de pas faire comme ça. Repose-là dans la voiture ! Je t’avais dit de déposer d’abord un tapis pour les déposer. Qu’elles ne se choppent pas la crève, et surtout qu’elles ne se réveillent pas trop vite, bordel ! »
Il avait à peine fini sa phrase qu’il se retrouva pris entre les bras puissants de Nathan. Extrait du véhicule en moins de temps qu’il ne faut pour le dire il se retrouvait plaqué au sol comme un débutant. Le nez dans les feuilles morte et mangeant de la terre humide sans avoir rien demandé.
- « Ta gueule Anquetil ! Je ne veux plus qu’on me parle pas comme ça ! J’en ai rien à foutre de tes histoires et de tes enfants sages à la con. Je te laisse crever avec tes copines au milieu du bois et tu te démerdes. C’est compris ?
- Allez, Nathan, calme-toi ! C’est pas le moment de s’énerver. Qu’est-ce qui t’arrive ?
- Tu crois que je t’ai pas vu avec la flic ? Tu crois que j’ai pas vu
Dante, illustré par Gustave Doré 
Anquetil sentait le corps insistant de Nathan contre
le sien. Il comprit qu'il n'était pas en danger.
- Alors, Nathan, une petite envie "
comment tu la déshabillais, comment tu la regardes ?
- T’es pas jaloux, quand même Nathan ?
- Tu m’emmerdes ! Je suis jaloux si je veux. Y avait absolument pas besoin de les déshabiller.
Anquetil sentait le corps insistant de Nathan contre le sien. Il comprit qu’il n’était pas en danger.
- « Alors, Nathan, une petite envie ? »

Il avait raison, Nathan, il y a des moments, avant de s’occuper des autres, il faut s’occuper de soi-même.
Une fois reculottés, il fallait passer aux choses sérieuses.
Anquetil réexpliqua une nouvelle fois qu’il fallait les déshabiller. 

- « Et pourquoi on leur laisse les vêtements à proximité, Anquetil ? Ce serait pas mieux si on les emmenait avec nous ?
- Non, Nathan, ce ne serait pas mieux. Pas d’humiliation inutile. Si on retrouve deux femmes toutes nues au milieu des bois, tu es sûr de faire la une de la presse. C’est pas ce qu’on recherche. Ça ferait de l’ombre à notre action. Ça pourrait même nuire à l’événement si on fait du foin un peu trop tôt. On s’occupera plus des deux filles trouvées à poil dans la forêt que du reste. Allez, on avance ! »

On peut tout mettre dans l’intérieur d’un coffre de Phantom. Sous le plateau de picnic chic, Nathan se saisit du matériel du parfait campeur scout.
A l’aide d’une bêche, il aménagea un couchage dans le sol qu’il recouvrit d’une bâche et d’une couverture.
A présent, il fallait déplacer les corps.
- Bon, là, tu ne fais pas comme pour ma mère, tu ne lui mets pas les menottes
- Bon, ça va Anquetil, j’ai fait une connerie. Sans doute, j’ai voulu me venger de la fois où je me suis retrouvé entravé à la prison. D’accord, ta mère n’avait rien à voir avec ça. Simplement, j’ai jugé que ce serait plus facile pour moi de lui bourrer la tronche. C’était parfaitement inutile. Tu m’avais juste demandé de la jeter à la flotte. C’est vrai. Mais franchement, quand ils m’ont menotté après mon refus de fouille au corps, c’était parfaitement inutile. Surtout pour passer devant la commission de discipline.
- Oui, enfin, c’était pas vraiment réussi comme opération.
- Tu m’emmerdes Anquetil, tu nous as demandé de t’en débarrasser. Maintenant, elle est au fond de l’eau. C’était le but, non ?
- Oui, enfin, au fond de l’eau, je dirais pas. Elle est plutôt au fond du trou, je dirais… et puis dans l’eau, elle a plutôt flotté … c’est une expression malheureuse.
- Arrête Anquetil,  on s’en est quand même tiré.
- On s’en est tiré par les cheveux. Repris de justesse, comme on dit. Et quelle idée d’aller assassiner ce pauvre flic.
- Ouais, alors là, ce pauvre flic, comme tu dis, j’aurais voulu t’y voir. C’est un accident. Il nous est tombé dessus. Il fallait qu’on fasse quoi ? C’est quand même lui qui nous est tombé dessus. On ne lui a pas demandé de nous suivre et de nous agresser à trois heures du matin. Tu voulais qu’on lui dise « excusez-nous monsieur l’agent. Tenez, je sors de prison, je viens de tuer la mère d’un copain, mais c’est pas le fait monsieur l’agent. Le plus important, c’est le tag, là, le £. Ah mais pardon, monsieur l’agent, vous voyez qu’un petit tag, mais c’est beaucoup plus, petit tag deviendra grand. 
- C’est bon Nathan ! C’est une connerie. De toutes les opérations de tags menées sur Louviers, vous avez été les seuls à vous faire prendre.
- Oui, chef ! Mais c’était la première …
- Justement, ça aurait dû être la plus facile.

Nathan ruminait. Il n’avait jamais supporté les leçons. Mais quand il arrivait à se calmer, il se disait qu’il faisait des progrès. Tout ce qu’il demandait, c’était un petit compliment, de temps en temps. Il avait quand même réussi la mission, non ? Anquetil lui avait demandé de dégommer sa vieille, c’était fait, non ? Il lui avait demandé de taguer un £, c’était fait aussi, non ? Après, qu’il se fasse courser par un connard, il n’avait fait que lui donner une bonne leçon, après tout …
- « C’est pas une bonne leçon, tu l’as tué !
- Oh ça va ! il est pas encore mort. Et au moins, on a évité qu’il fasse avorter l’opération dès le début, non ? Après tout, si tu voulais pas qu’on tue ta mère, il ne fallait pas le demander. »

Nathan était incontrôlable. Anquetil le savait. De toute la bande qu’il avait organisée, sa petite armée, Nathan était le dernier arrivé et  était en rupture avec les règles strictes de la petite secte des enfants sages, qu’il avait créée dans la rancœur organisée de l’exil britannique. Nathan n’était pas un enfant sage, de toute façon. C’est le moins qu’on puisse dire. Il ne l’avait jamais été.
Il a très vite deviné qu’il sortait de tôle. Il connaissait un peu les prisonniers. Au moins par ce que Degénetais lui en avait raconté quand il représentait la société civile dans les conseils de discipline des prisons. Il voyait les types débarquer comme ça dans les instances de jugement, des petites salles placées au cœur des mitards. Ils débarquaient comme ça, dans l’arène, comme sortis de nulle part, comme un taureau qui n’a même plus de coup de corne à donner. Degénetais disait qu’on ne pouvait s’empêcher de voir dans le condamné un autre soi-même.
Il repensait à ça, à ce Nathan tombé du ciel, incapable de retourner en tôle, quoi qu’il en coûte.
Nathan chargea Florence, sur ses épaules. Elle était lourde, le climat était poisseux. La journaliste glissa dans les feuilles.
- « Merde !
- Je viens t’aider. »

Anquetil l’aida à porter le corps alourdi, chacun portant un bras autour de son cou. Il se disait que c’est sans doute comme ça que sa mère droguée avait été amenée au barrage de la Villette. Il préféra ne pas poser de question à Nathan.
Après avoir déposé Florence, ils se chargèrent de Fatima,.
Anquetil borda les deux femmes avec les couvertures. Ça lui évoquait les contes de fées, le petit Poucet, peut-être, qui dormait avec ses six frères dans le grand lit de l’ogre pendant que ses filles étaient dans la chambre d’â côté.


Ils fouillèrent les vêtements des deux femmes. Il n’y avait pas de micro caché. Une fois vidés de tous ce qui pouvait ressembler à des moyens de communication, portable bien sûr, mais même les carnets tout cela fut mis dans un sac, ainsi que le revolver de Fatima, replacé dans son étui, bien sûr délesté de son percuteur. Ils fouillèrent les smartphones avant de les enterrer à l’abri des regards.
Comme elles étaient mignonnes ! Anquetil rigolait intérieurement.
- « Je suis sûr qu’elles vont me détester.
- Quand même, le réchauffement climatique a du bon ! Tu te rends compte de la douceur exceptionnelle ? Elles vont se réveiller sans trop se geler dit Anquetil.
- Elles vont se réveiller quand ?
- Trop tôt mon ami, trop tôt ! Tu vas leur faire une petite piqûre.
Il faut qu’elles dorment au moins jusqu’au lever du jour.
- Il n’y a pas que le réchauffement climatique qui a du bon ! Il y a aussi la disparition des espèces. Au moins n’y a-t-il plus de loup.
- Oui, tu as raison, on est au cœur de la forêt du chien de Brisquet !
- Oui, c’est l’histoire que tu m’as raconté.
- C’est ça, c’est la nouvelle de Charles Nodier. « Malheureux comme le chien à Brisquet, qui n'allit qu'une fois au bois, et que le loup mangit ». Je connaissais par cœur. Bon, allez, on en a fini avec les gonzesses. Il faut y aller »

Anquetil fut surpris. Pour la deuxième fois il se trouva face contre terre, avec Nathan qui lui imposait une immobilisation. Il se demanda ce qu’il avait derrière la tête. Visiblement ce n’était pas comme la dernière fois.
- « Allons bon, Nathan, qu’est-ce que tu as encore ? Lâche-moi la grappe, c’est pas drôle, tu commences à me faire mal
- Je m’en fous, Anquetil. Il faut que tu me dises pourquoi tu m’as pas fait rentrer dans l’organisation.
- C’est pas toi qui décides, Nathan. C’est comme ça. Fous-moi la paix
- Arrête Anquetil ! Dis-le moi, sinon je te crève. J’en ai rien à foutre de retourner en tôle. J’y ai passé toute ma jeunesse. Ça me fait pas peur, figure-toi.
- Je t’ai déjà dit Nathan. T’es pas encore mûr, c’est tout. Et avec ce que t’es en train de faire, tu me donnes raison. Lâche-moi ! »

Nathan défit le filin qu’il avait autour de son poignet et s’imaginait le passer autour de la gorge d’Anquetil.
Il se trouva projeté en l’air sans rien comprendre..
Il se trouvait à trois mètres d’Anquetil qui l’avait balancé sans qu’il le sente venir. Un peu sonné, il n’eut pas le temps de retrouver ses esprits qu’Anquetil, au-dessus de lui, lui tendait une main secourable.
- « Maintenant, je t’explique. Une nouvelle fois. Tout d’abord, on ne demande pas d’explication sous la contrainte. Première leçon. Quand on fait du mal aux gens, c’est pour leur faire du mal. C’est pas pour obtenir quoi que ce soit et surtout pas des aveux, et encore moins des explications.
- Ensuite, ça part du ventre. Toi, c’est sur le tas que tu as appris à te battre. Alors tu as du mal à admettre que tu aies encore des choses à  apprendre en la matière. Mais le combat est un art, mon petit. C’est comme pour le reste. C’est une culture. C’est des années d’études. C’est autre chose que des combines. C’est pour ça qu’il faut que tu poursuives ta formation. C’est une première raison pour laquelle tu ne peux pas encore intégrer l’organisation. Deuxième raison pour laquelle tu ne peux pas intégrer l’organisation, comme je t’ai dit, c’est ton comportement. Tu me sautes dessus pour savoir. Il faut que tu te calmes. Quand je te dis de tuer ma mère, je te dis de tuer ma mère. C’est assez lourd comme ça. N’en rajoute pas. C’est à l’organisation de fixer les objectifs. Je ne dis pas de tuer un policier... Tu t’excites dans la violence. Tu ne maîtrises pas encore. Faut que tu apprennes encore, même si ça t’est insupportable. Mais si ça peut t’aider, dis-toi qu’au bout du bout tu seras dans l’organisation.
- Laisse-moi participer au carnaval.
- C’est pas un carnaval. C’est le premier chapitre. Le premier chapitre se passe à Louviers. Il n’est pas question qu’on y participe. J’aurais au moins autant envie que toi d’y participer mais il faut préparer l’avenir. On a trop prévu de choses avec l’organisation pour qu’on se permette de griller nos cartouches dès le début. Dis-toi bien qu’on n’a encore rien fait. Ma mère, ton flic bousillé, tout ça, c’était de l’entrainement.
- Tu sais bien qu’on va s’attaquer à la France entière, au monde entier. Gratuitement. Ce sera d’autant plus gratuit qu’imprévisible.
- Je travaille mon projet depuis des années. La haine, ça se travaille, tu dois te mettre ça dans la tête. T’as bien de la haine, mon pauvre Nathan, ça, personne te le retire, mais t’as pas assez de travail.
- Demain, on parlera de Louviers. Un peu grâce à toi d’ailleurs. Mais bientôt, on ne parlera plus de Louviers. On ne parlera plus que des enfants sages. Ce sera mon grand œuvre.
- Allez, hop, Nathan, en voiture ! On a un bateau à 5h. Il faut larguer la Rolls avant de le prendre et avant ça être rasé de près et propres comme des sous neufs. Avec ta manie de faire du catch dans les fourrés, on s’est quand même bien dégueulassé. Faut vraiment qu’on ait l’air de vrais anglais de la City. Pas de repris de justice, si tu vois ce que je veux dire. A cheval ! » 

***
Le brouillard n’arrangeait pas les choses. Florence venait de réveiller Fatima. Il était impossible de se situer, à tout point de vue. En l’absence de portable les logiques de comportement étaient totalement perturbées. Il n’était pas question d’appeler, et elles ne pouvaient se repérer ni dans l’espace ni dans le temps.
Elles ne firent même pas attention à leur nudité. L’urgence était de se vêtir, ce qui n’était pas facile avec l’humidité de la rosée et de la brume qui avait imprégné les vêtements qui glissaient mal sur la peau. 
 Elles avaient froid. Ça tombait bien, elles n’avaient rien d’autre à faire que de marcher.
Ce n’est qu’en passant la Fontaine Sainte-Catherine qu’elles finirent par se repérer après deux kilomètres. Elles se dirigèrent vers l’abbaye de Mortemer.
- « Bon, dit Florence, on fait quoi maintenant ? On appelle les flics ?
- Mais elle est là, la police. Je suis là, merde ! Laisse-moi réfléchir. On se calme ! »

Elle était marrante, Florence ! Elle allait raconter quoi à ses supérieurs ? Venez me chercher ! On s’est fait enlever par Anquetil Delpech. Non, mais t’imagines ? Tu vois Rossignol ? « Oh ma pauvre bichonne, qu’est-ce qu’on t’a encore fait ? On t’a mis dans le coffre ? On t’a torturé ? On t’a violé ? Ben non chef, mais on m’a quand même massé les fesses. Dans la Rolls, il y des fauteuils qui vous massent aussi le derrière ! Oh ma pauvre petite ! Mais quelle horreur ! Et qu’est-ce qu’on t’a fait encore ? On t’a laissé toute nue dans la forêt ? Ben chef, c’est à dire qu’on m’a laissé presque toute nue, mais on m’a quand même protégé avec une couverture ! On t’a volé ton arme ? Oh ben, c’est à dire non, chef, enfin oui. On me l’a volé, mais on me l’a rendu… mais on m’a quand même volé le percuteur. On avait peut-être peur que je blesse quelqu’un ! Oh mais c’est pas vrai, c’est pas vrai ! Mais c’est une vraie atteinte à l’honneur de la police qu’on vous a fait là ! On t’a volé ton argent ? Ben non commissaire j’ai retrouvé tout dans ma poche. Au centime près. Et ma carte bancaire et tout ! À la bonne heure ma petite, j’appelle tout de suite le président de la République pour qu’on vous amène une médaille ! En attendant, asseyez-vous là, on va vous servir un café. Combien de sucre ? … »

- « Arrête Florence ! La police, je m’en charge. On fait tout ce que tu veux mais on n’appelle pas les flics. Je vais déjà avoir l’air assez con comme ça. Laisse-moi le temps de gérer. Toi, tu t’en tires bien. En plus, avec ton comportement pendant la nuit de tous les dangers, tu peux tout faire avec la police. Tapis rouge ! Tu peux te faire un super-papier pour ton journal de merde. Un tour en Rolls pour la championne des quartiers chauds. Pour un peu, tu postulerais au Pulitzer.
Moi c’est pas pareil. Je serais flic dans une grande ville, ce serait la circulation pendant 6 mois. Et encore, si je m’en tire bien. Franchement, si je ne passe pas devant le conseil de discipline, j’ai pas à me plaindre. Enfin, je compte sur toi pour ne pas te foutre trop de moi dans ton article.
- Ah ! Fatima, je te sens tendue là. Tendue et amère. Comme si c’était mon genre d’enfoncer les copines ! N’empêche, je vais avoir besoin de toi, comme toi tu auras besoin de moi, ne serait-ce que pour comprendre ce qui vient de nous arriver. Non seulement j’ai pas pris de notes, mais je ne sais même pas ce qu’il a dit ton amoureux.
- Non, arrête Florence, même pour rire. Tu ne redis jamais ça s’il te plait ! Franchement, c’est la honte de ma vie. J’ai déjà pas tellement de sujets pour me sentir bien en ce moment.
- Bon, alors, j’ai une idée pour que tu te sentes bien. Je te propose d’aller au bistro, il y en a un juste à côté de l’Abbaye. J’en ai de très bons souvenirs. Ça permettra de réfléchir devant un café et des croissants. J’ai une faim de loup.
- Oui, encore une fois Florence, tu ne vas pas me trouver très positive, mais tes souvenirs de casse-croûte champêtre, c’était au printemps ou en été. Il n’y a aucune chance pour que ce soit ouvert. Si on veut trouver quelque chose, il faut marcher jusqu’à Lisors. On est dans le trou du cul de la terre, j’ai l’impression. En marche ! » 
***

A la radio, on annonça la mort de Lorraine, le policier municipal.
- « Putain ! Dit Nathan
- T’inquiète, roule ! C’était prévu. Au matin, nous aurons disparu. Si tout se passe bien, tu rentreras dans l’Organisation.
- Mais tu veux quoi Anquetil ?
- Mais je ne sais pas, moi. Je veux m’amuser. Juste foutre le bran, comme on dit dans le Nord ! Je veux pas changer le monde. Je veux pas être un élu. Tout ce que je veux, c’est faire le mal, à ma mesure. C’est ça les enfants sages.
- Oui, c’est un peu comme le colibri de Rhabi, finalement !

Anquetil éclata de rire.

- Oui, c’est ça. Un verlan de Rhabi, un bricolo de Barri. Que chacun fasse ce qu’il peut pour détruire la planète. A sa mesure. Ça ne sert à rien, elle se détruira bien toute seule, mais ça fait du bien. Je ne supporte plus la bonté. Tu vois, je suis retourné à Louviers avec rancœur, pour régler mes vieux comptes, mais je vois que ça m’a fait du bien. Il faut que je fasse un tour au Paradis. Pas seulement fiscal. Je veux des plages, des cocotiers, la douceur des vagues. Je suis sûr que ça te fera pas de mal non plus. 



***
Fatima et Florence arrivèrent à Lisors. Elles aperçurent comme une délivrance un cochon qui servait de pré-enseigne..
Florence était soulagée. Elles avaient fait le plus dur, mais il restait le plus facile. Elles étaient privées de portable, et il fallait trouver quelqu’un qui veuille bien prendre un peu de son temps pour aller venir les chercher pendant qu’elles reprendraient des forces.
- « Au fait, Fatima, excuse-moi, mais tu manges du cochon ? »
Fatima rigola.
- Mais enfin, Florence, on a le droit d’être arabe et de ne pas être musulmane ! Bon, blague à part, j’ai le prénom, j’ai la couleur de peau, mais je ne suis pas arabe du tout. Ou alors je ne suis pas au courant ! Tu n’as pas remarqué ? Je m’appelle Fatima Pinco. Je ne me suis jamais mariée. C’est pas un nom d’emprunt. Je suis née comme ça. Je suis portugaise. Enfin, je suis Française de naissance, mais ma famille est portugaise. Je m’appelle Fatima à cause de Notre Dame de Fatima. C’est ma mère qui a fait un pèlerinage là-bas avant de m’avoir. Ce serait bien étonnant du reste, avec les mélanges qu’il y a pu avoir dans le sud de l’Europe, si j’ai pas un peu de sang arabe ou berbère, ce serait bien le diable. Comme dit l’autre, où y pas d’gènes, y a pas de plaisir.  Et d’ailleurs, tu imagines ce que j’ai entendu comme réflexion depuis toute petite ! Mais justement, face aux racistes, je n’ai jamais voulu justifier mes origines. Je préfère rentrer dans le tas. » 
Florence éclata de rire. Elle pensait aux copines et au soin qu’elles prenaient pour éviter la charcuterie dans les soirées filles.
Elle décida d’appeler Véronique Labaud. Leur amie travaillait à la mairie de Louviers, elle avait l’avantage d’être facilement joignable et l’on pouvait retrouver son numéro sans peine.
Il fallait trois quart d’heures pour aller les chercher. Avec un peu de chances, Véronique serait revenue presqu’à l’heure à son travail et le dépannage serait passé inaperçu. Il fallait juste éviter qu’elle ne se répande trop en justifiant son déplacement. Véronique ne fit même pas de réflexion. Juste un peu d’ironie dans la voix.  
- « Bon, ben c’est un super cadeau, ça les filles ! Super balade imprévue ! Je vous aime, hein ! J’arrive. »
En attendant Valérie, Fatima et Florence profitèrent d’un déjeuner roboratif et s’amusèrent à compléter méticuleusement le formulaire de satisfaction de la Ferme du Cochon qui rit.







[1] A mi-chemin de notre vie, 
Me retrouvai en obscure  forêt
Dont la voie droite était partie
Dante : la divine comédie


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