mardi 5 novembre 2019

OSTALGIE ET NOSTALGIE 30 ANS APRES

Il y en aura encore qui diront qu'il n'y a pas de hasard ! Et pourtant ... Et pourtant, tomber sur ce vieux journal, sur cet article qui a souligné une part importante de mon existence, quelques jours avant que l'on évoque un peu partout cet événement qui a bouleversé le monde ... vous avouerez que c'est un sacré truc. J'ai publié sur facebook la photo de la une de la Dépêche parue entre Noel et le Jour de l'an il y a 30 ans. On m'a demandé de publier l'article mais une photo de l'article l'aurait rendu illisible ... Je me suis donc fendu de recopier intégralement cet article massif de 25.000 signes. J'ai ajouté quelques notes à la publication, histoire de le rendre lisible pour les jeunes et ceux qui auront oublié ce que pouvait signifier des mots comme Trabant, RDA et tutti quanti ... comme aurait pu le dire Aznavour, je vous parle d'un temps que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître. Les illustrations  sont les mêmes que celles de l'article original. Elles sont de piètre qualité, c'est vrai. Mais je n'ai pas voulu tricher. Bonne lecture ... 

Tout y est ! Ce qui fait la force de la presse papier c'est qu'on y plonge comme dans un monde. Jamais la gestion numérique de l'information ne pourra prendre la place émotive d'un journal ! Je dois dire, au delà de l'émotion que m'a valu de retrouver ce vieux numéro, de revivre ce qu'a été pour moi la chute du mur et ma participation à l'Histoire avec la reconnaissance que je dois à La Dépêche de Louviers d'avoir reproduit ce récit de voyage historique ... il y a aussi, mais ça c'est une autre histoire, les publicités pour le minitel, la reproduction de la vie sociale, politique, sportive du Louviers il y a trente ans et, cerise sur le gâteau, quelques graffitis qui rendaient le grand article fort peu lisible et qui m'a contraint à le retaper dans son intégralité. 25.000 signes. Voilà qui change des 1.500 signes qui me sont demandés lorsque je publie un communiqué dans la Dépêche d'aujourd'hui.

Un Normand fait le mur

Ancien fonctionnaire de la mairie d’Evreux, Olivier Taconet, de Louviers, est passé à l’Est. Il a vu vivre l’autre Allemagne depuis qu’elle n’est plus emmurée. De Berlin à la R.D.A.[1] profonde, carnet de voyage dans un pays en pleine évolution.

J’aurais pu aller à Florence… Revenir au palais des Offices. Refaire le chemin inverse jusqu’au cœur de ce Musée. Frotter ses couloirs prodigieux. L’Epanouissement de Vénus et m’éblouir à son plafond. Ou me faire l’entrée principale, monter son escalier comme une jambe, avec une pause à l’étage comme un genou avant que je me perdre dans son ventre définitivement.
J’aurais pu aller en Sicile, goûter au pied de Taormine les doux orangers de décembre. M’orienter vers l’Etna et attendre.
J’aurais pu aller à Tahiti, au Club Med. Oublier jusqu’au dégoût de nos hivers tristes et de nos débats malheureux de bourgades provinciales étouffées par des foulards.
J’ai opté pour plus sordide encore. Berlin ! Le hasard de l’histoire. Plus exactement le croisement de ma petite histoire et de celle avec un grand H.
A l’origine quelques jours de congé à liquider dans une période creuse et une furieuse envie de partir … J’hésitais, feuilletant mon Atlas, insérant comme autant de marque-pages les dépliants chipés aux agences de voyage. Je balançais entre le connu et l’inconnu, entre le beau et l’ancien, et jamais l’idée ne me serait venue d’aller à Berlin.
« Berlin, je connais trop bien ! » C’était avant le 9 novembre. Un ami très proche qui ne connaissait la ville que par son livre d’images, m’avait pourtant dit « Regarde un peu la télé. Pourquoi tu ne vas pas à Berlin ? »
Comment lui expliquer alors ce que m’inspirait la télévision quand on y évoquait l’Allemagne de l’Est, lui parler de ce dégoût vague Je zappais sans m’en rendre compte en dépit des efforts pour m’intéresser au sujet.
Certains la voient comme une boîte de nuit. J’ai toujours pour ma part considéré Berlin comme une prison.
LE CHOC MURAL
Entendre parler de manifestations à Leipzig[2] m’émouvait terriblement comme on voit des détenus sur des toits. Mais savoir que le courage magnifique des insurgés n’aura pour seule récompense qu’une sévérité accrue me mettait mal à l’aise.
Et puis, il y a eu ce fameux soir, L’autoradio m’annonça que le passage était libre entre les deux Berlin. J’accélérai en hurlant le peu de route qui me séparait de chez moi. « La télé, je m’égosillai, la télé, B…l de D…, de nom de D… !!! ».
Il fallait voir les petits burins, les marteaux et les ongles ridicules … un morceau du mur, du grand mur, c’est si dur.
Il fallait voir les badauds perdus comme en rêve.
Il fallait voir, mais mes larmes m’en ont fait louper pas mal … J’étais bête et heureux.
Me sont revenus alors, parmi mes souvenirs laissés là-bas, une adresse rangée au fond de ma tête d’une correspondante à qui je n’avais pas écrit depuis plus de vingt ans. Je lui ai envoyé une lettre comme on lance une bouteille à la mer. Quitte à aller à Berlin, ce qui devenait impératif, que cela soit au moins pour y rencontrer quelqu’un !
Petra me téléphona un samedi après-midi. Le fait de ne plus savoir parler allemand amplifiait mon sentiment de perdition. On réussit à convenir qu’elle m’écrirait. Cela me laissait le temps de préparer mon voyage et de récupérer au plus vite quelques rudiments de la langue de Goethe. Deux jours avant de partir, la lettre m’apprenait qu’elle était mariée, qu’elle avait trois enfants, m’attendrait à l’aéroport et assurerait mon hébergement.




SAINT NICOLAS
J’aurais voulu partir en train.
J’avais un souvenir de gamin fasciné, voyageant dans un groupe sponsorisé par les Amitiés Franco-allemandes (de l’Est), appendice du PCF, et regardant, illuminés, les chiens policiers longeant les voies à la recherche des fraudeurs. Quel chic ! On était comme dans un film de guerre.
J’aurais voulu partir en train. Voir si, vraiment, les bergers allemands n’y étaient plus ou s’ils dormaient…
J’aurais voulu partir en train, je m’étais renseigné dès le 15 novembre. Toutes les réservations étaient prises jusqu’au 24 décembre sur ligne Paris-Berlin de la SNCF, c’est pas possible !
J’avais choisi, comme par hasard de partir le 6 décembre. Je réalisais en chemin que c’était le jour de la Saint-Nicolas, une fête importante Outre-Rhin pour les cadeaux et les enfants. D’ailleurs si vous retirez la crosse au Saint, vous avez le Père Noël, En outre ça a toujours été une tradition de ne pas partir en République Démocratique Allemande sans provision de produits rares : bonbons, bananes, cafés, chocolats, dentifrices et autres réussites commerciales de l’occident florissant.
Partant le mercredi, dès dimanche j’étais attendu à Paris. C’était juste ce qu’il fallait pour prendre la température d’un site connu. Adepte du Blitz-Reise (voyage-éclair) j’optais là pour la formule qui correspondait le mieux à la réalité de ma situation.
J’appris la veille de mon départ en avion que la SPA d’Allemagne Fédérale lançait une campagne d’adoption pour que les 500 chiens chargés de la surveillance des frontières ne soient pas transformés en chair à pâté. Je ne pus m’empêcher de me demander qui s’occuperait du sort des milliers de professeurs de marxisme-léninisme.
 J’appris encore, ce même jour, qu’Eric Honecker[3] était en résidence surveillée. Souriant chef d’Etat il y a encore deux mois, il n’avait fait que prolonger naturellement un régime de dictature à une population qui la subissait depuis 56 ans[4].
EFFERVESCENCE
J’ai été en Espagne après Franco, au cirque de Rouen en mai 68, au Portugal après les œillets, en Grèce après les Colonels. Si j’allais à Berlin c’était bien sûr pour retrouver cette sensation caractéristique d’un peuple éprouvant soudain le bonheur du débat et de la pensée libre.
Mais en même temps, je partais pour d’autres raisons.
Partagée entre la cité la plus marginale du monde et la vitrine policée du socialisme scientifique, nul, y ayant séjourné plus de 24 heures, n’en est sorti indemne, et moi moins que tout autre. Berlin schizoïde fait complètement partie de moi.
Enfin, jamais depuis 1917 une révolution en cours n’a eu autant de conséquence sur le devenir du monde que ce qui se passe en Allemagne de l’Est. Je m’en serais voulu de passer à côté d’un séjour historico-touristique exceptionnel.
Confirmation de ce monde en mouvement, j’apprends en route vers l’aéroport la démission prévue pour l’après-midi d’Egon Krenz. Un autre homme d’Etat qui s’en va. Celui-ci, plus récent a eu l’ambition de piloter la « Wende » (le tournant) en Allemagne de l’Est. Son ambition était de rester dans l’Histoire comme l’homme de la brèche. Il ne sera qu’un nom oublié. L’éphémère remplaçant d’Eric Honecker.
Une fois dans l’aéroport un coup d’œil circulaire m’annonce une dernière nouvelle forte : « à partir du 1er janvier, plus besoin de visa pour voyager librement en RDA … pour les Allemands de l’Ouest ». Tour va décidément très vite.
DANS QUEL ETAT J’ERRE
Je suis malheureusement un peu en avance sur l’Histoire. Ma visite est trop impromptue et la demande de visa se fait encore à l’ancienne mode : deux mois d’attente minimum. J’ai bien peur d’être contraint à un va-et-vient quotidien entre l’Est et l’Ouest pour l’obtention d’une autorisation de séjour valable seulement 24 heures. Le flou de l’Etat sera-t-il transmis assez fort à son administration pour qu’elle me laisse passer trois jours entre ses mailles ?
Réponse probable dans quelques heures.
A 14h30, Petra m’attend à l’aéroport avec toute sa famille et la « Wartburg[5] » (on a surtout parlé de la Trabant depuis le début des événements à l’Est, mais la Wartburg est infiniment plus chic).
« Kein Wisum für DDR » j’annonce d’emblée, je n’ai pas de visa.
Petra me dit avoir des amis à Berlin qui peuvent m’héberger. Je me prépare d’avance à un aller-retour rituel sur le Charly check-point pour obtenir l’autorisation quotidienne d’un séjour à Berlin-Est.
En fait, Petra, bien qu’ayant vécu des années dans la banlieue de Berlin-Est, n’y connait plus que ses parents.
Elle a vu tous ses amis fuir à l’Ouest régulièrement ou irrégulièrement et le 9 novembre a d’abord permis d’aller les revoir.
La crise Est-allemande, c’est peut-être d’abord cela. On sait depuis Laborit l’importance psycho-sociale de la fuite dans les moments de détresse et la RDA en a été la meilleure illustration.
En même temps les liens qui peuvent être tissés entre les anciennes relations sont beaucoup plus forts dans les situations d’exil. Pas besoin d’ « Avis de recherche[6] » télévisé pour le retrouver.
« Que fuyiez-vous » j’ai demandé à ceux qui étaient passé à l’Ouest. Parmi eux Angelika et Uwe, parents d’une petite Debbie qui avaient demandé en 1986 l’autorisation d’émigrer qu’ils ont obtenu en octobre 1989, un mois avant l’ouverture des frontières.
« Était-ce le communisme, l’inconfort matériel, la censure, la dictature … ? Qu’avons-nous à l’Ouest que vous n’aviez pas chez vous ? De belles voitures, des épiceries de luxe, des revues attrayantes, des lumières, des sex-shops ? »  
EKZEPT ZENSUR
« Im Ost haben wir nichts ekzept Zensur[7]. » Telle était la formule : « à l’Est, nous n’avons rien, sauf l’ennui ».
En tous les cas, Angelika et son regard étrange aura gardé de sa jeunesse passée à l’Est quelques reliquats culturels et une puissante capacité à refuser de voir la réalité. Suite à tout ce qu’elle a fait pour parvenir de l’autre côté du mur, elle refuse encore de croire que quelque chose bouge à l’Est, et pourtant !
De Berlin Ouest, les signes sont nombreux. L’immense Avenue du 17 Juin, qui traverse le jardin zoologique pour aboutir à la porte de Brandenbourg a été rebaptisée à la main Avenue du 9 Novembre.
Le 17 juin c’était pourtant ce jour héroïque où le peuple de Berlin Est était descendu dans la rue pour défendre les revendications ouvrières alors que le 9 novembre n’est en fait que la date de décision administrative d’un pouvoir déjà en perdition : l’ouverture du mur. L’Histoire, il est vrai, comme la rue, ne retiendra pourtant que cette dernière date.
Il y a aussi toutes ces Trabant et Wartburg qui se mêlent à la circulation et dont les occupants s’accostent, il y a les signes d’accueil, les cinémas qui annoncent les tarifs réduits à la vue d’un passeport de RDA.
Enfin ? il y a l’indication des nombreux points de passage vers l’Est d’où l’on voit arriver le flux de ceux d’en face, réfugiés d’un jour, lécheurs de vitrine et amateurs de banane, le fruit défendu du socialisme.
Et partout, il n’est question que de « Wiederverreinigung » (réunification). C’est le moment d’aller voir comment c’est de l’autre côté. 
C’EST PAS LA ROUMANIE
Je finis par passer à mon tour le le mystérieux Check Point Charlie. La Volkspolizei m’interdit d’un geste de prendre des photos. Je tends mon passeport. D’un ton sec, après que j’ai payé mon droit de passage, le policier me le rend. Je ne dois pas rester au-delà de minuit et je dois demeurer dans le périmètre de Berlin.
« Ja doch ! » Je réponds pour le rassurer. Petra et Jens m’ont prévenu de leur intention de m’emmener avec eux à Malchow, dans l’Allemagne profonde, petit village situé à 200 km au Nord.
En attendant, mes yeux s’écarquillent dans la capitale de la RDA. N’ayant pas mis les pieds ici depuis 15 ans, et même sortant de l’Ouest, la ville me fait une bonne impression.
Disons-le, ce n’est pas la Roumanie. A présent, les trous laissés béants par la deuxième guerre mondiale sont complètement cicatrisés sous des enfilades de béton sans fissure. Il y a même des manifestations intéressantes du socialisme scientifique et entre l’Est et l’Ouest, à tristesse égale, c’est quand l’Est qui fait plus propre.
Je réalise que si l’on m’a si vite amené à l’Est, c’est parce qu’on a voulu me payer le restaurant dont le tarif est inabordable à l’Ouest. Devant la carte du menu, je réalise que dans ce domaine, en revanche, rien n’a changé. Goulash, pommes de terre et bière bon marché. On mange encore de la même façon.
PERSONNE A LA MESSE
Visite du mur de Berlin, côté Ouest, où l’on ne parle que des ouvertures à venir. Je fais un saut chez les parents de Petra. Le père, pasteur, regarde une télévision magnifique d’où il contemple les deux programmes d’Etat orientaux et trois programmes occidentaux. Cinq chaines, c’est mieux qu’à Louviers … mais pourquoi font-ils la révolution ? Je détaille la maison : du bon café, des jouets fisher-price, pour les petits, des bananes. Plus tard j’apprendrais qu’un frère de Petra a immigré à Hambourg et que ses aller-et-retours ont permis cet apport de richesses.
« Ton père est pasteur. On dit en France que l’église protestante a joué un grand rôle dans la révolution …
-          Tu sais, il y a toujours aussi peu de monde à l’office, me répond Petra.
« Pourquoi cette révolution ? Je me demande tout en sortant dans les rues de ce petit bourg où je n’étais pas revenu depuis 20 ans. Visite au mur protégé par deux policiers débonnaires qui s’écartent pour ne pas être photographiés. Ils me laissent ramasser quelques menus gravats au pied d’un petit trou faits dans le mur et de quelques expressions anti-parti qu’aucune autorité n’a fait effacer.
Je me relève et nez au vent je retrouve en plus fort cette odeur caractéristique du pays en hiver. Ce sont les fumées des poêles à charbon qui grillent leur lignite. Je les ressentirai encore plus fort à Malchow. Ce chauffage désuet est aussi une cause de pollution. Mais est-ce pour cela qu’on fait une révolution ?
JE SIGNE UNE PETITION
J’arrive donc en fin de cours à ce fameux bourg. Ici, les enfants sont conduits à l’école à 7 heures, qui suivent le rythme de leurs parents dont les usines ouvrent à la même heure. Les petits récupéreront l’après-midi pendant que les grands boucleront leurs semaines de 42h30. Les ouvriers, comme les autres, ont quinze jours à trois semaines de congé par an. Ils sont payés 1000 marks par pois (ce qui, au taux réel d’échange correspond à une somme pouvant aller de 400 à 800 francs) mais leur loyer coûte moins de 100 marks et le chauffage surpuissant est gratuit. Qui plus est, les vacances sont, elles aussi, à un prix ridicule si l’on accepte celles financées par l’entreprise où votre travail est assuré.
Non, ce n’est pas ce qui a justifié la révolution. La société arrivait à supporter les sacrifices et à se maintenir soudée. Elle arrivait à se priver d’imagination. Bien sûr on voyait tout ce qu’il y avait à l’Ouest et ce que l’on n’avait pas à l’Est. La frustration étant la chose au monde la mieux partagée, zllz n’était pas absente non plus de ce côté du rideau de fer.
Comme dans tout état de dictature, la peur aidait à la cohésion, mais elle arrivait encore à se voiler derrière l’idéal non partagé d’une société où l’égalité était la base du droit. C’est ce qu’on disait.  
-« Comment ? Ai-je lancé stupéfait à Petra quand elle me parlait de la découverte de résidences grand standing destinées aux apparatchiks du parti … Comment, vous ne le saviez pas ? Les gens ne s’en doutaient pas ? Ça n’a pas vraiment été une surprise ? »
Mais si ! … Enfin, à moitié oui et à moitié non. Les gens pensaient bien qu’il y avait des privilèges, mais ils ne pensaient pas à ce point, tellement le discours officiel leur disait que de ce côté les gens n’avaient peut-être pas ce qu’il y avait à l’Ouest, mais qu’au moins tout le monde suivait le même régime.
Qu’on ne voie cependant pas là la cause de la révolution puisque ce n’est qu’une fois celle-ci commencée que les abus ont été découverts.
C’est quand même devenu la grande cause d’agitation du moment. A Kleinmachnow, on se demande ce qu’on doit faire de la luxueuse école des cadres du parti et de son personnel de service. Doit-on tout transformer en annexe de l’hôpital, en centre de loisirs ou en résidence pour personnes âgées ? Une pétition circule que je me fais un plaisir de signer… mince trace sur le livre d’or de l’Histoire.
A Malchow, c’est le centre de loisirs de la police qui est visé et que l’on propose d’ouvrir à la population.
Ailleurs ce sont des locaux destinés à la police politique, la Stasi. Dans toute la République, c’est une nouvelle distribution de l’espace qui est réclamée parallèlement à une effervescence qui atteint tous les degrés de la hiérarchie du pouvoir.
On parle des anciens dirigeants impliqués dans un trafic d’armes, on se fait ouvrir les locaux secrets de la police secrète, on veut empêcher la destruction de documents, on annonce un libéral à la tête de l’Etat, la date des élections libres (le 6 mai) et le congrès extraordinaire du Parti Communiste qui sera télévisé pour la première fois.
En R.D.A. le Parti Communiste s’appelle le S.E.D. Sozialistischer Einheitspartei Deutschland, soit parti de l’unité socialiste d’Allemagne. Les dirigeants veulent changer son nom qui, a priori ne fait aucune référence au communisme majoritairement rejeté. Il faut savoir que le parti porte ce nom depuis une O.P.A. menée par les communises dans l’après-guerre sur le Parti Social-démocrate afin d’assoir son emprise totalitaire sur le pouvoir. Face aux nostalgiques qui fondent leur identité sur le nom un dirigeant déclare que le S.E.D. signifie à présent pour tout le monde « Sauarbeit, Egoismus und Diebstahl » . Travail de cochon, égoïsme et brigandage. C’est dire la vigueur des débats et l’ampleur de la crise au plus haut niveau.
Loin de ces débats, à Malchow, a lieu une dernière réunion avant mon départ. Il s’agit d’une discussion policée sur l’organisation des prochaines élections. Un avocat aveugle, membre du Neues Forum explique aux participants ébahis les modalités envisagées pour les scrutins à venir. Le débat a lieu dans une mairie d’où tous les représentants sont absents. Une affichette manuscrite, posée en ville l’après-midi a réussi à attirer une cinquantaine de personnes abasourdies qui font l’effet d’être en contact avec des extra-terrestres.
Les élections libres, quoi-t-est-ce ?
LES PAYSANS DE BERLIN
On parle d’isoloirs, de proportionnelle, de présidentielle, de partis. Chacun pose sa question sans que personne n’ait de réponse. Et bizarrement, mais cela rejoint un autre débat, on passe plus d’une heure à discuter du droit de vote des étrangers (bien qu’il n’y ait qu’une faible présence de Vietnamiens dans le village).
Las, foin de cette effervescence ! Deux jours, c’est vite passé, et je me dois de revenir à West-Berlin, refranchir la frontière sans visa. J’ai beau m’être rendu compte de visu que l’Etat n’est plus ce qu’il était, la crainte d’un fonctionnaire vindicatif à la douane n’est pas pour me rassurer d’autant qu’un avion m’attend avec un horaire impératif et je n’ai pas les moyens d’être retenu trop longtemps.
Nous partons donc, après un dernier repas et une dernière bénédiction d’icelui (Il aura fallu en effet que j’aille jusqu’ici pour voir des parents d’une trentaine d’années imposer à leur progéniture le benedicite avant chaque repas). Direction Berlin, vite, à 6 dans la Wartburg. Nous avons le privilège d’éprouver la seule autoroute construite sur le territoire depuis Hitler.
J’aurais bientôt l’occasion de l’éprouver plus pleinement encore. La voiture tombe en panne, inéluctable. Aucun secours. J’essaie de consoler mes amis en expliquant qu’à l’Ouest aussi les voitures tombent en panne le week-end.
Faute de garagiste, c’est le beau-frère qui vient en dépannage. On m’a prévenu de la différence de milieu. Celui-ci dirige une moyenne entreprise à Potsdam. De fait, il arrive en Volvo. En conduisant, il me donne des conseils pour que je puisse passer la frontière en sécurité. Il exprime tout son intérêt pour la situation présente dans son pays.
Sa femme a cependant des inquiétudes. Elle pense qu’avec l’ouverture des frontières aux occidentaux, un déferlement aboutira à l’épuisement des stocks en magasins. Et de comparer le prix d’une miche de pain, d’un repas au restaurant et d’une coupe de cheveux chez le coiffeur. La crainte de l’autre Allemagne se transmet à l’ensemble des interlocuteurs.
J’essaie maladroitement de calmer l’assemblée en expliquant quelques règles économiques. J’explique qu’il faut être très frontalier pour aller acheter du pain à l’Est et qu’en tous les cas, la capacité des occidentaux à faire la queue est somme toute réduite. Par ailleurs je n’imagine pas non plus un amateur de restaurant de l’Ouest faire des kilomètres pour manger, moins cher, certes, mais, avouons-le, nettement moins bon. En tout état de cause, les restaurants orientaux se verront contraints à une meilleure qualité, ce dont chacun ne peut que se réjouit. Enfin, pour ce que je connais des femmes, j’imagine mal une occidentale normale aller économiser quelques sous pour aller se faire coiffer dans de tristes salles que l’on trouve de l’autre côté du mur.
Je repense à la discussion un peu plus tard en constatant à l’occasion des feux de circulation situés à proximité du mur, le flux des Allemands de l’Est traversant par grappes, reventant chacun un petit sac à la main de son séjour à Berlin Ouest. Le flux d’Ouest en Est n’est pas près d’égaler le flux d’Est en Ouest.
Seul un pouvoir à la dérive pouvait encore espérer qu’une ouverture du mur suffirait à ramener les enfants prodigues. On se souviendra longtemps de cette ultime opération de propagande où les centres d’accueil de la Croix Rouge installés en RDA sont restés vides et tristes à l’image du régime politique.
Les masses piétonnières restent disciplinés et me laissent arriver au plus vite à la frontière. Me laissera-t-on à présent la possibilité de la franchir en temps voulu pour prendre mon avion ?
DERNIERES INQUIETUDES
Mes amis m’abandonnent devant le versant Est du Check-Point Charlie après le policier de service ait jeté un œil distrait sans se rendre compte que mon laisser-passer n’était pas à jour.
Les deux nouveaux sas sont encore à franchir. Je passe l’avant-dernier sans encombre mais je me rends compte à la longueur de la queue qui précède le troisième que les choses deviennent plus sérieuses. Je me sens terriblement seul.
De fait, après un quart d’heure d’attente, un fonctionnaire en uniforme vert épluche enfin mon papier.
-          « Mais, dit-il, vous devriez être rentré depuis deux jours. Où avez-vous été ?
-          Chez des amis …
-          Où, chez des amis ? Il insiste méchamment.
-          A Kleinmachnow
-          Mais ce n’est pas Berlin
-          Oui, mais c’est tout près.
-          Vous n’aviez pas le droit.
-          Nous avons téléphoné à la police … Ils nous ont dit que je pourrais passer. Peut-être faut-il payer quelque chose ?
-          Vous n’avez pas le droit de refaire cela une autre fois.
-          Comment ?
-          Vous n’avez pas le droit de le refaire une autre fois ». Et, résigné, il me rend mon passeport.
Mon Dieu, je me dis, Check Point Charlie, c’est bien ici ? Est-ce bien là ce qu’il reste de la frontière la plus fermée du monde, ce qui reste d’un endroit où l’on se faisait trouer la peau pour franchissement illégal ?
Je quitte donc ce Bloc qui n’en est plus un. Il ne s’agit plus que d’un iceberg décongèle. Le ventre encore plein d’émotion, je me rends lentement vers Berlin-Tegel, l’aéroport. J’éprouve encore une sorte de compassion pour ces paysans de la démocratie, ces générations doublement victimes de la défaite d’une guerre à laquelle elles n’ont pas participé. Maintenant, ils débarquent en pleine modernité, les yeux ahuris de bananes et de néons, la tête mélangée de frustrations, de besoin de justice, de consommation et de naïvetés. En même temps, comment ne pas éprouver le plus grand respect pour ce peuple en marche, produit d’une Histoire qu’on lui a fabriquée et a laquelle il n’a jamais participé avant ce jour.
Les orientaux ont été jusqu’au bout de leur aliénation, jusqu’au dégoût … on peut à présent être intrigué par la puissance de raisonnement d’un premier ministre Hongrois, d’un historien russe parlant de Trotski[8] à la télévision française … On n’a pas fini d’être surpris.
Notre système de valeur est adopté en pleine connaissance de sa faiblesse et de ses manques. C’est parce qu’il a été éprouvé que leur régime est rejeté. Personne, à l’Ouest n’a eu l’occasion de mener aussi valablement cette démarche. L’Est est la préfiguration de l’intelligence de demain.





[1] La Rda, ou DDR, c’est la république démocratique allemande, Deutsche Democratische Republik ou Allemagne de l’Est, aujourd’hui disparue. L’Etat était le fruit de la deuxième guerre mondiale et de la défaite du régime hitlérien en 1945. L’Allemagne a alors en deux parties, l’une reliée à l’Occident, la République Fédérale, l’autre reliée à l’Union Soviétique, la RDA. Berlin bénéficiait d’un régime particulier. La ville, située au cœur de la Rda, était,  elle aussi, coupée en deux, avec une partie reliée à l’Ouest par un couloir ferroviaire et aérien, interdit aux allemands de l’Est.
[2] C’est à Leipzig qu’ont commencé les énormes manifestations demandant la démocratie et notamment soutenues par l’église protestante. Ils ont donné lieu à un mouvement politique, le Neues Forum (nouveau forum) dont il sera fait mention un peu plus loin.
[3] Président de la RDA de 1976 au 18 octobre 1989 … il sera remplacé au pied levé par Egon Krenz, qui ne tiendra à ce poste qu’un mois et 18 jours.
[4] Il ne faut pas oublier que pour les allemands de l’Est, la dictature communiste a été le prolongement de la dictature hitlérienne.
[5] La production automobile de la Rda était limitée à deux modèles destinés aux seuls ressortissants. Il fallait plusieurs mois ou années pour en obtenir un exemplaire. Il s’agissait bien entendu de modèles bas de gamme qui n’aurait pu trouver preneur de l’autre côté du mur … même si, elles ont obtenu par la suite un succès certain pour les collectionneurs.
[6] C’était alors une émission de télévision très célèbre … où l’on s’amusait à rechercher d’anciennes relations à l’heure où ni facebook, ni même internet n’existaient
[7] En Rda, nous n’avons rien, sauf la Censure.
[8] Léon Trotski a été un révolutionnaire russe qui non seulement a été assassiné par Staline, mais dont l’existence a été reniée par le régime soviétique. Voilà pourquoi le fait qu’un historien reconnu par le régime soviétique puisse l’évoquer montrait à quel point celui-ci était sur le point de basculer. Une dictature ne peut survivre sans tabou. 

3 commentaires:

Unknown a dit…

Superbe narration. J'étais à la fois 30 ans en arrière et également il y a 6 ans, visitant le Berlin d'aujourd'hui qui fait beaucoup pour ne pas oublier.
Tu a raison, nous sommes très loin des 1 500 signes, quelle émotion cela procure.

LEGER Jean-Luc a dit…

Superbe narration. J'étais à la fois 30 ans en arrière et également il y a 6 ans, visitant le Berlin d'aujourd'hui qui fait beaucoup pour ne pas oublier.
Tu a raison, nous sommes très loin des 1 500 signes, quelle émotion cela procure.

Café radical a dit…

Merci Jean-Luc ! Voilà qui en rajoute à l'émotion et à l'analyse tant il est vrai qu'à la lecture de La Dépêche, on se rend compte de la qualité de la presse de l'époque, que quelques passionnés tiraient vers le haut (je le dis volontiers parce que je n'étais qu'un vague collaborateur). Maintenant les journalistes ne disposent eux-mêmes que de très peu d'espace et leurs articles sont partagés entre de nombreux titres partagés sur toute la Normandie.