mardi 1 mars 2016

Mémoires dangereuses

Benjamin Stora sans Alexis Jenni. On ne peut
jamais en finir avec le passé.
L'Algérie est une exception française et Benjamin Stora est exceptionnel.
Il explique comment, de la montée du Front National au rapport à l'islam, et aux tensions liées à l'immigration, rien ne peut se saisir dans la politique française sans que de près ou de loin ne figure l'Algérie, notre tabou majeur.
En fait ce qui s'est passé entre la France et l'Algérie n'a d'équivalent ni au sein des autres colonies françaises, ni même au monde : l'histoire d'une colonie de peuplement. Celle qui a amené à définir l'Algérie et ses trente millions d'habitants comme un département français. Une fiction terrible et durable qui a faussé les relations entre toutes les communautés qui ont été confrontées au mythe. 
Ainsi l'ouvrage qu'il a co-signé avec Alexis Jenni, auteur de "l'Art Français de la Guerre", prix Goncourt 2011, s'intitule-t-il "Mémoires dangereuses" au pluriel et confronte-t-il l'ensemble des générations qui ont été marquées non seulement par la guerre en Algérie, mais aussi par 170 années de colonisations, terme enfin reconnu par les autorités française, dans le discours de François Hollande en  2012. Jusqu'alors, l'Algérie était dans la fiction d'un département Français, un département grand comme 3 fois la France. 
Je me souviens d'une réflexion qu'un ami anglais m'avait fait sur l'Europe et l'Angleterre expliquant la différence entre son pays et le reste du monde venait du fait qu'il n'avait jamais été envahi. 
Le fait d'être envahi, d'être dominé a, en effet, des conséquences terribles. Elle laisse la place à toutes les compromissions, à toutes les trahisons et à toutes les rancœurs qui s'installent pour les générations à venir. 
Plus les mémoires sont enkystées, et
plus elles vous éclaboussent quand
elles percent. Le rôle spécifique du
Front National dans la droite française
en est une conséquence comme vision 
nostalgique d'une Algérie française
idyllique qui n'a jamais existé.  
Ce phénomène explique sans doute en grande partie  les difficultés internes à la société algérienne, au delà tensions perceptibles en France entre descendants de harkis et des algériens immigrés, lors même que la fin de la guerre d'Algérie n'a provoqué aucune baisse  des conduites migratoires. En fait, l'immigration a été multipliée par deux durant cette période.
Cet élément est passé au second plan, l'urgence ayant été l'accueil des pieds-noirs, auxquels se sont mêlés les juifs d'Algérie dont Enrico Macias représente une figure emblématique, Benjamin Stora en étant une autre, idem, je pense pour Roger Hanin. Benjami Stora s'attarde d'ailleurs sur le cas du célèbre chanteur, dont les premiers chants sont un touchant besoin de reconnaissance, et auquel il a fallu plus de trente ans avant de mettre en avant l'importance de la culture et des pratiques juives algériennes notamment par le rappel du rôle de Cheikh Raymond. Le plein emploi, la croissance, ont permis l'intégration des expropriés d'Algérie 
Il y a des deux côtés de la Méditerranée, des blessures, des secrets, ce sont les mémoires dangereuses provoquées par une politique française s'entêtant dans une politique brutale d'aveuglement et qui a touché la quasi-totalité de la sphère politique, impliquant notamment à gauche des personnalités telles que Mitterrand et Mendès La France était dans le déni vis à vis de l'Algérie, et ce jusqu'en 1962. Alors qu'on accorde l'indépendance au Maroc et à la Tunisie, l'Algérie est écartée du processus. C'est le fameux : "l'Algérie, c'est la France, la seule négociation, c'est la guerre" prononcée par le ministre de l'intérieur de l'époque, un certain François Mitterrand. Et pourquoi ministre de l'intérieur ? Parce que précisément, on reste dans la fiction politique d'un département français, une fiction qui va faire beaucoup de dégâts.
Il faut rappeler que le sol Algérien n'a pas accueilli les Français les bras ouverts. Il a fallu 30 ans pour que la France impose sa présence au 19éme et fasse par ailleurs appel à une population espagnole et italienne pour s'imposer à la population autochtone. Un siècle de fiction politique suivra avec ses terribles conséquences au premier rang des quelles un apartheid faisant des Algériens des étrangers dans leur propre pays. 
Stora rappelle qu'en 1956, la France, avec Mendes France, accorde l'indépendance au Maroc et à la Tunisie cependant qu'elle vote les pouvoirs spéciaux en Algérie.
Au dernier rang de cette fiction : le désarroi et la détresse d'un million de jeunes hommes, envoyés pour 30 mois en Algérie et qui ont généralement laissé un grand blanc sur cette jeunesse sacrifiée. 30 mois, deux ans et demi, rappelle Stora, c'est extrêmement long, surtout pour un jeune et dans des conditions dépaysantes et pénibles, parfois terribles. 
Stora parle aussi d'un phénomène que j'ai déjà évoqué. C'est la fiction politique évoquant régulièrement la grandeur de la France, issue directement d'une vision d'empire. Or, la France, depuis 50 ans a perdu, et d'une certaine manière heureusement. Sauf que cela est vécu négativement, ainsi que le vocabulaire en est porteur. On parle de dé-colonisation, et non de libération. On parle de dé-centralisation, et non de fédéralisme. La France se vit en recul et non en projet.
L'Algérie a été fabriquée par le nationalisme français. Elle a été au centre d'une grande histoire que la gauche n'a pas remis en question, jusqu'à sa victoire en 1981. En 1982, Mitterrand amnistie les généraux condamnés par De Gaulle. Plus tard, ce sera le mouvement anti-raciste des beurs qui annonce dans une démarche laïque, un besoin de reconnaissance d'une génération fille des rapports entre la France et l'Algérie. 
Le pouvoir politique laisse la main avec Sarkozy puis Hollande à une génération qui n'a pas connu la guerre d'Algérie. Il aura fallu du temps. 
Une salle pleine pendant la conférence. Cela a surpris Stora
lui-même qui rappelait qu'il avait parlé quelques mois avant
du rapport entre les juifs et l'islam devant une salle quasi
alors que le sujet était passionnant. 
A droite comme à gauche, on est dans le tabou. Il faudra attendre Rocard, attaquant directement Le Pen à l'assemblée nationale et lui disant "vous avez torturé en Algérie" ... avant de se faire condamner (Rocard, pas Le Pen) parce que les faits dénoncés avaient été amnistiés.  
Tout cela ramène à ces terribles tabous, qui baignent nos mémoires dangereuses. On n'arrive même pas à trouver une date pour les commémorations ! Benjamin Stora travaille à un compromis mémoriel, mais à du mal à percevoir une issue.
Sans doute cela est dû aussi aux difficultés de l'Algérie à se confronter, elle aussi, à sa propre histoire. Les archives sont toujours fermées aux chercheurs et laissent s'imposer des données visiblement fausses au rangs desquels figure le chiffre du massacre de 150.000 harkis, chiffre qui semble intenable à Benjamin Stora.
Seule une recherche historique pourra venir à bout de ce type de difficultés, recherche historique qui mettrait à mal le pouvoir actuel.
Enfin, Benjamin Stora revient sur une idée reçue. Pour lui, il y a eu pas mal de films, de récits sur la guerre d'Algérie, ce qui manque c'est les récits sur la colonisation ... et de citer "Fort Sagane" comme le seul film abordant le sujet. C'est effectivement faible pour cette part d'histoire qui continue de marquer nos deux peuples. 

Aucun commentaire: