mardi 27 avril 2010

Les indifférents


Aujourd'hui, hommage aux italiens qui se battent, à ceux qui refusent de renoncer en diffusant le petit film joint qui illustre un texte d'Antonio Gramsci.


Bien sur, si le texte garde une actualité saisissante, il doit être re-situé dans son contexte historique... c'est aussi ce qui fait son intérêt. Il ne s'agit pas pour le café radical de tracer des paroles d'évangiles.






Antonio Gramsci est un penseur de la première moitié du vingtième siècle.


Il s'est engagé en politique avec toute son intelligence et sa fougue. Il a été socialiste, communiste et emprisonné pour ses idées par le régime fasciste. La plupart de ses écrits sont des écrits de prison.


Le texte est d'une grande beauté et fait indéniablement penser au pouvoir et à la communication politique... qui prend une dimension inquiétante si on la met en parallèle avec le pouvoir berlusconien ou sarkozyste... Je vous en livre ci-dessous la traduction ...


Les indifférents


Par Antonio Gramsci



Je hais les indifférents Je crois, comme Friedrich Hebbel, que « vivre veut dire être partisan », que les êtres humains séparés de la cité ne peuvent exister. Qui vit véritablement ne peut pas ne pas être citoyen ni prendre parti. L’indifférence est l’aboulie, le parasitisme et la lâcheté. Ce n’est pas la vie. Pour cela, je hais les indifférents.


L’indifférence est le poids mort de l’Histoire, c’est la balle de plomb pour le novateur, c’est la matière inerte où s’enlisent souvent les plus splendides enthousiasmes, ce sont les marais des fosses de la vieille cité, et qui la défend mieux que les murailles les plus solides, mieux que la poitrine de ses guerriers, par ce qu’elle engloutit les assaillants dans ses fonds limoneux, les décourage et leur fait parfois se désister de leur entreprise héroïque. L’indifférence œuvre puissamment dans l’Histoire Elle œuvre passivement, mais elle œuvre. Elle est la fatalité. Elle est celle sur qui l’on ne peut compter. Elle est ce qui désorganise les programmes, qui renverse les plans les mieux construits, elle est la matière brute qui se rebelle à l’intelligence et l’étrangle. Ce qui en découle, le mal qui s’abat sur tous, le possible bénéfice qu’un acte héroïque, de valeur universelle n’est pas tant dû à l’initiative d’un petit groupe qui agit qu’à l’indifférence, à l’absentéisme du nombre…


Ce qui advient n’advient pas tant par le petit nombre qui souhaite que cela advienne que parce que la masse des hommes abdique sa volonté, laisse faire, laisse se nouer les nœuds que seule une épée pourra par la suite défaire, laisse se promulguer les lois que seule la rébellion fera abroger, laisse arriver au pouvoir les hommes que seule une mutinerie pourra renverser. La fatalité qui semble dominer l’Histoire n’est rien d’autre au fond que l’apparence illusoire de cette indifférence, de cet absentéisme.


Des faits mûrissent dans l’ombre. Peu de mains, qui agissent sans aucun contrôle, tissent la toile de la vie collective, et la masse l’ignore parce qu’elle ne s’en préoccupe pas. Les destins d’une génération sont manipulés selon des visions restreintes, des buts immédiats, des ambitions et passions personnelles de petits groupes actifs, et la masse des hommes ignore parce qu’elle ne s’en préoccupe pas. Mais les faits qui ont mûri en viennent à éclore, et la toile tissée dans l’ombre est achevée… et alors il semble que ce soit la fatalité à abattre tout et tous, il semble que l’Histoire ne soit qu’un énorme phénomène naturel dans lequel nous restons tous victime, qui a voulu et qui n’a pas voulu, qui a su et qui n’a pas su, qui a agi et qui a été indifférent.


Et ce dernier s’irrite, il voudrait se soustraire aux conséquences, il voudrait que cela apparaisse clair, qu’il n’est pas responsable. Quelques-uns pleurnichent pieusement, d’autres blasphèment de manière obscène, mais personne ou peu se demandent : si j’avais fait moi aussi mon devoir, si j’avais cherché à faire valoir ma volonté, mon conseil, est-ce qui ce qui s’est passé ce serait passé ?


Mais personne ou peu se font une faute de leur indifférence, de leur scepticisme, de ne pas avoir donné leur bras ou leur temps aux groupes de citoyens qui, justement pour éviter le mal, se proposaient à combattre pour procurer le bien.


La plupart d’entre eux, au contraire, préfèrent parler de l’échec des idéaux, de programmes définitivement ruinés, et banalités semblables. Ils recommencent ainsi leur absence de toute responsabilité. Et ce n’est pas seulement qu’ils ne voient pas clair dans les choses, et que parfois ils ne sont pas à même de rechercher les belles solutions aux problèmes les plus urgents ou de celles qui, bien que requérant du temps et une ample préparation, sont toutefois autrement plus urgentes. Mais ces solutions restent bellement infécondes, mais cette contribution à la vie collective n’est animée d’aucune lueur morale ; il est produit de curiosité intellectuelle et pas du sens pénétrant d’une responsabilité historique qui nous veut tous impliqués dans la vie qui n’admet ni agnosticisme, ni indifférence d’aucune sorte.


Je hais les indifférents aussi parce que leurs pleurnicheries d’éternels innocents m’ennuient. Je demande des comptes à chacun d’entre eux sur le comment il a accompli le devoir que la vie lui a donné et lui donne quotidiennement, de ce qu’il a fait et de ce qu’il n’a pas fait. Et je sens pouvoir être inexorable, de ne devoir pas épuiser ma pitié, de ne pas avoir à partager mes larmes avec les leurs.


Je suis partisan, je vis, je sens dans les consciences viriles de mon être, battre l’activité de la cité future que mon être construit. Et en elle, la chaîne sociale ne repose pas sur un petit nombre, en elle, rien de ce qui se produit n’est dû au hasard, à la fatalité, mais est l’intelligente œuvre des citoyens.


Il n’y a en elle personne qui reste à la fenêtre à regarder pendant qu’un petit nombre se sacrifie, verse son sang dans le sacrifice ; et que celui qui reste à la fenêtre, aux aguets, veuille jouir du peu de bien que son peu d’activité procure, et épanche sa désillusion en vitupérant le sacrifié, celui qui s’est saigné, parce qu’il a échoué dans ses intentions. Je vis. Je suis partisan. Pour cela, je hais celui qui ne prend pas parti. Je hais les indifférents.


La cité future


Gramsci




6 commentaires:

Anonyme a dit…

L'indifférent a fait son choix et en faisant ce choix il reste actif dans son domaine qu'il préfère (être actif pour ses centres d'intérêts peut-être égoîste d'avoir une vie tranquille ?)

Prendre parti, devenir partisan politique et parfois se tromper dans son choix politique, c'est possible aussi. L'indifférence, la prudence ?

Agir autrement que par la politique ? vie associative, humanitaire, vie familiale et sociale, est-ce politique ou de l'indifférence ?

Le devoir c'est de voter, de voter pour ceux qui font les lois, même si on n'a pas toujours la possibilité de faire la loi soi-même. On nous fait taire bien souvent aussi (quand je pense à certains blogs où l'on critique ma participation, que je parle trop et que je soigne mon mal de vivre... que je me défends par rapport à l'indifférence justement contre ce mal de vivre des gens de notre société)

L'indifférence peut être apparente, mais parfois elle n'existe pas vraiment, à chacun son rôle, aux électeurs de voter et aux politiques d'agir dans le bon sens. Et si on peut participer un peu à changer le monde, à l'améliorer tant mieux.

Mais cet article sur l'indifférence n'a pas complètement tort non plus, il faudrait plus de démocratie participative partout.

Sylvia Mackert

Café radical a dit…

Si l'indifférent a fait son choix, c'est celui de ne pas parler du choix qu'il a fait ... ou de refuser de choisir parce que c'est dangereux et parce qu'il est dangereux de vivre.
En fait le texte de Gramsci a ceci de magnifique qu'il est un appel à la vie. Le nazisme, le fascisme, le vychisme ont pu s'imposer grâce à l'indifférence. A une indifférence feinte ou réelle. Gramsci, qui a passé une grande partie de sa vie dans les geoles fascistes avait toutes les raisons de haïr les indiférents.

Anonyme a dit…

l'indifférence d'aujourd'hui, n'est pas comparable à celle de la période de la guerre.

Sylvia Mackert

Café radical a dit…

Précisément, et celà la rend d'autant moins pardonnable... Si on est indifférent, quand il n'y a pas ou peu de risque, quand c'est la démocratie et qu'il n'y a pas la guerre, on donne confiance aux ennemis de la liberté... Pour reprendre la formule du canard enchaîné, la liberté de la presse ne s'use que si l'on ne s'en sert pas

Anonyme a dit…

C'est bien pour cela que je l'utilise la liberté d'expression, même si je n'ai pas de carte de presse pour m'exprimer sur les blogs n'étant pas une professionnelle de la presse.
Mais voilà, il est dans ma nature de vouloir trouver des excuses aux autres, aux indifférents qui sont indifférents à certains sujets comme le vote peut-être mais pas à d'autres concernant leur vie personnelle ou professionnelle
Et parfois il faut un déclic, comme un atelier vie citoyenne ou atelier d'expression pour prendre conscience qu'on a le droit de participer à la politique du pays.
Pendant longtemps j'ai juste mis un bulletin dans l'urne avant de penser à donner mon avis sur des sujets politiques.


Sylvia Mackert

Denis a dit…

Texte extraordinaire ! Je ne le connaissais pas.