vendredi 14 octobre 2016

fiches S transmises aux maires ? Michel CHAMPREDON dit NON

Guy LEFRAND, le nouveau maire d'Evreux, qui s'est placé sous la coupe de Bruno Le Maire a défrayé la chronique récemment en exigeant que les fiches S lui soient transmises. J'ai dit dans le précédent post, ce que cette sortie médiatique m'inspirait : une poussée de Bruno Le Maire en personne pour faire un effet de test sur un sujet qui mérite pourtant le plus grand sérieux.
C'est sur ce sujet sensible que s'exprime Michel Champredon, le prédécesseur radical de l'actuel maire d'Evreux. 

Michel Champredon fait naturellement autorité, puisqu'il a eu la responsabilité de la gestion municipale pendant 6 ans. Le café radical reproduit son propos argumenté en réponse aux propositions de son successeur. 
Premier rappel avant de lire l'article : 
Qu'est ce qu'une fiche S
La lettre S est l'abréviation de « sûreté de l'État ». Les fiches S sont principalement émises par la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI)1.

La fiche S est subdivisée en divers niveaux matérialisés par des chiffres, qui vont de « S1 » à « S16 ». Ce niveau de chiffres ne correspond pas à la « dangerosité » d’une personne, mais plutôt aux actions à entreprendre pour le membre des forces de l’ordre qui contrôle cette personne.

Kinshasa, le 14 octobre 2016

NON à la communication des « Fichés S » aux élus locauxPar Michel Champredon, ancien Maire d’Evreux

Maire d’Evreux (54 000 habitants) et Président de l’Agglomération du Grand Evreux (37 communes et 85 000 habitants) de 2008 à 2014, j’ai écouté avec attention la demande de certains maires de Droite comme de Gauche, d’obtenir des services de police la liste des habitants de leur commune « Fichés S ».

Une certaine légitimité, une fausse-bonne idée

Spontanément, j’ai compris la demande et j’y trouvais même une certaine légitimité s’agissant pour un maire, responsable de l’ordre public dans sa commune, de mieux connaître sa population et d’anticiper d’éventuels enjeux de sécurité.
Le Ministre de l’Intérieur a refusé au motif que, cette information rendue publique, empêcherait les forces de l’ordre de surveiller efficacement les personnes « Fichée S ». L’objection est fondée.
Pour ma part, je souhaite apporter un autre éclairage sur les conséquences de cette revendication que je qualifie de
fausse-bonne idée. Ce serait un mauvais coup porté à la cohésion sociale et reviendrait en boomerang contre les maires. Par ailleurs, elle changerait leur rôle en matière de sécurité. C’est finalement un piège dans lequel l’élu serait pris, sans pouvoir apporter de véritables réponses aux attentes ainsi générées. Par ailleurs, ce serait une grave remise en cause l’Etat de droit. Pourquoi ?
Pour le démontrer, imaginons que satisfaction soit donnée. Que se passerait-il ?

La cohésion sociale fracturée

Scénario : Le préfet adresse au maire la liste des « fichés S » de sa commune. La lettre est ouverte au cabinet du maire
(voire au service courrier). Elle est lue pour transmission à la personne en charge de ce domaine. Elle va au secrétariat
du maire, et au conseiller en charge de ce domaine, chez le directeur général des services, à la police municipale. Le
maire demandera à son directeur général des services de vérifier auprès de la direction des ressources humaines si la
commune embauche des personnes fichées. On vérifiera également au service vie associative si la ville subventionne une association embauchant une de ces personnes ou l’ayant au titre de ses responsables bénévoles.
A chaque étape, la personne lit le courrier et en parle à deux ou trois collègues proches. L’information étant importante et même sensationnelle… on en parle, on la partage et on la commente. Et on peut dérouler la pelote… en un ou deux jours, la lettre du Préfet aura été lue par une dizaine de personnes qui, chacune, en aura parlé à une dizaine d’autres… (et même photocopiée voire scannée).
L’information file comme une traînée de poudre et deviendra rapidement publique. Il faudra peu de jours pour qu’elle soit dans la presse et sur internet.
Une fois l’information diffusée, que se passe-t-il ? Les personnes et leur famille deviennent des coupables soumis à la vindicte.
Les gens qui figurent sur cette liste deviennent alors coupables d’intégrisme et par un raccourci, suspectées d’être des
terroristes en puissance. Les familles sont mises à l’index par le voisinage.
Dans l’habitat : dans l’escalier des locataires pétitionneront auprès de l’organisme de logement pour faire expulser la famille considérée. Sur quel fondement juridique demandera le bailleur ? Face à l’impossibilité pour l’organisme de
lancer la procédure, les locataires demanderont l’intervention du maire… Que pourra-t-il répondre ?

Les conséquences de ce qu'on veut

A l’école : les enfants seront regardés différemment. Des parents demanderont que les élèves soient mis dans une autre classe que celle de leur enfant et pourquoi pas renvoyés de l’école… Sur quel fondement juridique demandera le directeur d’école ? Face à l’impossibilité d’agir, les parents solliciteront l’intervention du maire… Que pourra-t-il répondre ?
Dans l’entreprise : des collègues de travail demanderont à changer d’équipe ou de bureau, à ce que la personne suspectée d’intégrisme soit renvoyée…sur quel fondement juridique demandera le dirigeant ? Face à l’impossibilité d’agir, les salariés solliciteront l’intervention du maire … Que pourra-t-il répondre ?
Dans la vie sociale : on observera l’association, le bar, la mosquée que fréquente la personne concernée. Une forme de mise en quarantaine non-dite se créera vis-à-vis de ces lieux qui, jusqu’alors, vivaient normalement. Ceux qui avaient l’habitude de discuter avec la personne fichée S, se sentiront coupables de la fréquenter et certains s’en éloigneront, renforçant « sa mise en quarantaine ».
Par ailleurs, imaginez la polémique politique dans la vie locale, lancée par certains partis politiques ou associations. Cela constituera une forte pression supplémentaire sur le maire.
On le voit, cette transmission des fichés S, qui peut paraître une demande légitime, fissurerait davantage le corps social, créant une méfiance et montant les gens les uns contre les autres. Ce serait un véritable boomerang contre les élus locaux, bien en peine pour agir concrètement.
Le plus grave : une atteinte à la sécurité
Mais finalement, le plus grave serait que cette mesure irait à l’encontre de son objectif initial de renforcement de la sécurité. La divulgation de ce fichier conduirait nécessairement les individus radicalisés, préparant des actes terroristes, à modifier leur comportement : se sachant surveillés, ils prendraient les mesures nécessaires pour masquer leurs agissements, rendant encore plus difficile la mission des services de renseignement.

Le rôle des élus sur les questions de sécurité changerait radicalement

Le maire verrait son rôle évoluer car on lui demanderait d’intervenir comme un directeur de la police, en appliquant le principe de précaution. Il lui faudra être actif et trouver des solutions rapidement. Mais quelles solutions dans le cadre de l’Etat de droit ? Il se retournera vers le directeur départemental de la sécurité publique. Ses interventions seront vaines car comment condamner des personnes qui ne sont pas passées à l’acte ?

Une remise en cause de l’Etat de droit

Enfin et ce n‘est pas le moindre des enjeux, voudrait-on renoncer à l’habeas corpus qui proclame la liberté fondamentale de ne pas être emprisonné sans jugement ? Voudrait-on retourner aux périodes où régnait l’arbitraire et notamment à celle des « Lettres de cachet », par lesquelles on enfermait à la Bastille ceux qui ne plaisaient pas, sur présentation d’un simple billet signé du roi ? Ce serait le renoncement à l’Etat de droit et donc un changement de régime. Qui est prêt à cela…à part peut-être les plus conservateurs qui n’ont jamais accepté la République ?

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