Mais qui est £ ?
Ils sont le bonheur des parents
Chacun voudrait avoir le sien
Ils ne réclament jamais rien
Jamais ils ne sont insolents
Les
enfants sages
D’accord le jeu de mots n’était pas extraordinaire. Mais faute de mieux c'était passé à la rédaction.
Toujours est-il que l’effet pour faible qu’il se voulait au
départ était réduit à néant. La faute sans doute à ce que maintenant, le journal était qui
était imprimé loin de Louviers, que les articles n’étaient pas relus et
surtout pas par ceux ou celles qui les avaient écrits.
Bref ! Florence avait titré son article : mais qui
est £ ?, faisant allusion au
tag interrompu … et le titre avait été transformé en mais qui est-elle ? par quelqu’un qui avait cru bien faire,
là-bas, à Evreux, Caen ou Angers, maintenant qu’on avait centralisé tout ça, ou
plutôt décentralisé. Ah ! Le bon temps ou les journalistes faisaient tout
à la main, fricotaient avec les linotypistes, corrigeaient sur épreuves….
C’était le temps où les rédacteurs s’intéressaient à ce qu’ils écrivaient et
tout ça donnait l’impression à Florence d’être complètement isolée.
À y regarder de plus près, Florence se rendit compte que ce
n’était pas du tout ce qu’elle croyait. C’était sans doute encore pire. On
avait repris son titre, en le transformant pour l’appliquer à un autre article
qui, lui, faisait la une. On trouvait l’article de Florence perdu en
pages intérieures. Sans doute pour la remettre à sa place.
En fait, La
Dépêche avait voulu faire dans le spectaculaire et l’utile.
On reparlait du cadavre de la
Villette , celui qu’on avait oublié et on lançait un avis de
recherche.
Pour ne pas faire trop sordide, et pour avoir plus de chance
d’aboutir, on n’avait pas reproduit la photo du cadavre gonflé et tuméfié qui
avait été ramassé après un trop long séjour dans les remous de la cascade. Un
dessinateur, assisté d’un
thanatopracteur s’était attaché à reproduire un visage vivant, pas
vraiment joli mais normalisé. La noyée ne le paraissait plus, on indiquait
qu’elle devait mesurer 1,64 m ,
peser 70 kg .
Bien sûr, il n’était pas fait mention de son taux d’alcoolémie. Juste
parlait-on du fait qu’il s’agissait bien du cadavre de la Villette. On disait aussi qu’il
fallait contacter le commissariat ou la gendarmerie qui avait d’ailleurs ouvert
une page facebook à l’occasion.
On pouvait toujours lui raconter après que le niveau des
ventes ne constituaient plus le moteur essentiel du petit hebdomadaire … mais
il était sûr qu’on allait s’arracher le numéro dans la ville, à se demander si
le portrait ne correspondait pas à une connaissance plus ou moins proche, et, à
tout le moins n’allait pas alimenter tous les fantasmes. Bien entendu, la belle
idée du portrait avait été diffusée dans tous les hebdomadaires normands du
groupe de presse.
« Marrant, se dit Florence, cette femme, tout le monde
s’en fichait avec l’agression des deux policiers municipaux, et maintenant tout
le monde se retrouve comme des mouches autour du cadavre de l’inconnue.
Bon, ben tant pis, je ferais mieux la prochaine fois. »
L’inconnue ne le resta pas longtemps. Entre la page
facebook, l’appel partagé et La
Dépêche , on eut avant midi une centaine de réponses qui
allaient toutes dans le même sens. Il s’agissait de Myriam Delpech, une femme
qui vivait seule et qui travaillait comme agent de production à Hondouville,
dans une usine qui changeait de nom tous les trois ans environ et dont tout le
monde avait peur qu’elle ferme à chaque rachat. Du papier cul aux couches, aux nappes et serviettes en papier des
restaurants, sans parler des essuie-mains et tutti quanti. Oui, elle avait un
fils qui était parti faire sa vie, et ses parents, âgés n’avaient pas droit à
ses visites. Ils persévéraient à vivre leur couple dans une maison de retraite
de Louviers mais on ne sait pas s’ils savaient vraiment où ils habitaient.
Dans sa boîte, les collègues ne s’inquiétaient pas outre
mesure. On la connaissait, bien sûr, mais ce n’est pas pour ça qu’elle était
connue. Elle avait dix ans de boîte, mais plus ça allait et plus elle se
mettait en arrêt. On ne l’avait pas vu depuis 15 jours dans son atelier, mais même
ses absences passaient inaperçues. Myriam était quelqu’un de fade, parfaitement
remplaçable qui aurait sans doute été dissoute dans l’eau du canal si elle y avait séjourné
plus longtemps.
Même morte, d’ailleurs, et dans des conditions
spectaculaires, elle avait réussi à se faire voler la vedette avec ces
andouilles qui s’étaient fait tabasser deux jours après.
Et à ce propos, on se penchait toujours sur le £. Florence en avait fait un article à
tonalité poétique. Comme le £ avait
des origines curieuses, elle s’était mise à délirer dans son article sur le
pourquoi du comment et même, pourquoi ce £ alors
qu’on dit pound en anglais.
Enfin, pour ce qui est de cette question qui aurait pu être
en rouge au jeu des mille euros, elle fut rapidement évacuée. Les fantasmes sur
le £ n’avaient plus raison d’être.
Dans la nuit, quelqu’un avait violé le secteur sauvegardé, franchi allègrement les rubalises, défié la surveillance et continué le tag. On avait prolongé le £, et le tag était devenu £es sur le mur du délit.
Du coup, Florence se dit que ce n’était pas plus mal que
l’article soit relégué au plus profond des pages intérieures. Ce graphisme du £, ce n’était plus le sujet.
Pour la police, c’était une autre musique. Le tag prolongé
était une provocation sur un lieu protégé. C’était la puissance publique qui était
ridiculisée. Le chant de Rossignol s’entendait jusque dans la rue.
« Mal ! Mal surveillé ! Qu’on me ramène les
agents chargés de la surveillance ! Putain ! C’est la
municipale ? Mais pourquoi on a chargé la municipale de faire ce
boulot ? Vous trouvez qu’ils n’ont pas fait assez de conneries comme
ça ? En plus, ils sont en sous-effectif ! Ils sont une petite
dizaine, et ils ont perdu deux éléments. Non, soyez gentil avec eux, mais
laissez leur s’occuper des PV de stationnement. C’est déjà pas mal !
Enfin, je vais quand même téléphoner à Gargallaud ! Non, tiens, je vais aller
en mairie, ça me passera les nerfs. »
En quittant le commissariat, il croisa les quelques
personnes qui attendaient sagement leur tour en remplissant le formulaire de
satisfaction. Ridicule cette façon de faire noter les fonctionnaires de police
par les usagers. Il se souvint qu’il avait demandé à ce qu’on enlève tous ces
formulaires des commissariats… Mais il prit le parti d’en rire.
***
Ils étaient trois, dont un petit mec qui visiblement ne
comprenait rien au questionnaire mais qui se donnait d’autant plus de mal qu’il
se sentait à la disposition de la police.
Il fut appelé par le policier à l’accueil.
- « Monsieur Magalhaes … la lieutenante Pinco va vous
recevoir. Donnez-moi votre convocation ».
La lieutenante était scotchée sur son écran d’ordinateur.
Elle commença à l’interroger.
- « Nom Magalhes, prénom Fernão … C’est bizarre ça,
comme prénom Fernao. C’est pas français ?
- Non Madame la pouliche. Ch’est pas français, ch’est Portuguèche.
Mais on dit Fernand en français.
- Alors, ils étaient à vous tous ces prospectus ?
- Oui, Madame la pouliche. Enfin ils gétaient pas à moi,
ils gétaient à la boîte.
- Alors, expliquez-moi comment ils se sont retrouvés dans
le canal de la Villette … »
Fernão Magalhaes était scotché. Il savait qu’il avait fait
une connerie. Il savait bien qu’il n’avait pas le droit de foutre à l’eau tous
les prospectus qu’il était chargé de distribuer, mais enfin, de là à se
retrouver au commissariat.
- « Oh ! Vous chavez, ché dur pour les
étrangers…
- Non, mais on s’en fout de ça, M. Magalhaes. Je vous ai
pas fait venir pour vous engueuler. Je m’en fous de ces imprimés que vous avez balancés
à la rivière. Vous verrez ça avec votre entreprise. Au passage, vous n’êtes pas
très malin quand même. Vous deviez savoir que vos paquets de prospectus sont
marqués. Il y a un système de barre sur l'emballage.Vous ne les avez pas vu
faire ?
- Ben chi !
Je chuis pas idiot quand même …
- Et alors ? À quelle heure les avez foutu à la
rivière les journaux.
- Pas des journaux, des prochpectuches !
- Oui, enfin, ça, je m’en fous. Alors, à quelle
heure ?
- Ben, cha ch’est passé à 4 heures du matin.
- À quatre heures du matin. Sûr ? Et Comment ça
s’est passé, exactement ?
- Mais je chais pas comment ça s’est paché. Ch’est pas
moi ?
- Comment ça c’est pas vous ? Le paquet, c’est bien
le vôtre ! C’est bien le paquet que vous aviez ramassé à Adrexo
à Elbeuf la veille.
- Oui, je l’ai ramaché. Mais ché pas moi qui ai
distribué. Je l’ai donné.
- Vous l’avez donné ?
- Oui, enfin, je l’ai vendu !
- Vous l’avez vendu ?
- Ben oui. Je l’ai donné à un type qui devait distribuer
à ma plache. Avec de l’argent.
- Ah oui ! Et ben bravo ! Sacré trafic !
Et le type, c’était qui ? Et on peut le trouver où votre ami ? Et
comment il s’appelle ?
- Chacha. Il
ch’appelle Chacha !
- Vous voulez dire Sacha ?
- Ché cha ! Chacha.
- Et on le trouve où ce Sacha ?
- Ben, vous le connaichez Chacha ! On pache devant
tous les jours.
- ?
- Mais chi, ch’est le clochard qu’est toujours au bord de
la rivière.
- Le type qui traîne à côté de la Porte de l’Eau depuis 20
ans ? C’est lui ?
- Ch’est chà ! Il ch’appelle Chacha !
- Bon, je vais vérifier. »
Fatima Pinco regarda le pauvre bougre. Il n’avait pas l’air
malin, mais il ne semblait pas méchant non plus. Son témoignage n’apportait pas
grand’chose mais c’était le seul dont on disposait pour l’instant. Elle vérifia son numéro de portable ainsi que son adresse et le laissa
partir.
- Je, je peux m’en aller ?
- Ben, oui, M. Magalhaes. Je n’ai rien contre vous ?
Vous vous débrouillerez avec votre entreprise pour le reste. Ce n’est pas le
problème de la police. Tenez vous quand même à notre disposition. Voici ma
carte.
- Merchi Madame la Pouliche. »
Fatima le savait bourru. Sacha était devenu une figure de la
ville. Il ne parlait à personne, même si beaucoup de gens lui parlaient. Il
était le souci des services sociaux de la ville depuis plusieurs municipalités Il
gardait un vieux fond anar, acquis au collège, et qui l’avait amené à rejeter
ses parents. Depuis, il restait scotché, physiquement et idéologiquement.
Si Fatima voulait tirer quelque chose de lui, elle avait tout intérêt à ne
pas y aller en uniforme ni à se présenter comme policière.
Elle le trouva, comme attendu, sur le même banc, à côté de la Villa Calderón ,
face aux cascades de la rivière, à côté du Moulin. Il avait un bouquin d’Hannah
Arendt dans les mains. Fatima lui
proposa une cigarette.
- Je ne fume pas !
- Vous connaissez Fernão ?
- Je parle pas aux flics !
Bon, il fallait s’y prendre autrement.
- Écoutez, c’est Fernão qui nous a parlé de vous. Il dit
qu’il vous a vendu un paquet de journaux pour les distribuer.
- Ben non, on ne peut pas dire qu’il me les a vendus. Ce
serait même plutôt le contraire. Il m’a donné de l’argent pour que je les
prenne. Nuance !
- Bref ! Vous les avez distribués ?
- Je ne dirais pas, non ! J’ai pris le paquet. J’ai
pris le pognon. C’est déjà une concession à la société.
- Et puis ?
-Ah ! Vous voulez savoir ? Eh bien, je vais
vous le dire. Le paquet, je l’ai mis au pied de la caisse, là, celle où les
gens mettent des livres pour qu’on les reprenne. De toute façon, même pour
faire plaisir à Fernão, il n’était pas question que je mette de la publicité
dans les boîtes à lettres. Les gens sont déjà assez abrutis comme ça. Pour une
fois, j’ai voulu faire œuvre utile. Et c’est là que j’ai été puni.
- Puni comment ?
- Ben voilà. Je voulais mettre le paquet à la rivière,
mais je ne voulais pas que ça m’abîme le paysage. C’est comme ça que je me suis
décidé à le balancer à côté de la piscine, dans la cascade. Putain ! Quand
j’ai vu la morte, là, j’ai décidé de me barrer sans demander mon reste.
- Ah bien voilà.
Je comprends mieux. Merci. Vous êtes sans doute le premier à avoir découvert le
corps, alors.
- Merde ! Et vous savez que dans les policiers,
c’est celui qui découvre le corps qui est le coupable. Dans 9 cas sur 10.
- Les statistiques des romans ne sont pas celles de
l’administration. Bon, dites-moi quand même. Vous avez vu des choses ? Des
choses suspectes ? Même pas suspectes d’ailleurs, si vous avez des détails
même anodins qui vous reviennent, dites le moi. Vous avez croisé du
monde ?
- Je ne dirais pas a priori. En fait, j’ai tout fait pour
ne pas en croiser. Je suis passé par la rue Lanon, et après, j’ai été par
l’ancien passage à niveau. Bref, un coin où on ne croise personne. Juste, à
côté de chez Dauphin, dans la rue glauque, là, j’ai vu deux bagnoles qui ont
démarré. Mais vous savez …
- Je sais quoi ?
- Ben rien, c’est deux bagnoles, ça veut rien dire. C’est
un rendez-vous d’amoureux. Bizarre d’ailleurs, parce que c’est vraiment pas
sympa comme coin. C’est même pourri. L’avantage, c’est que c’est tranquille. Il
y a aussi des trafics dans ce coin, d’ailleurs. Enfin, vous êtes flics, vous
devez le savoir.
- Bon, dites-moi ce que vous avez vu. Elles étaient
comment les voitures ? C’était quelle marque ? Quelle couleur ?
- Désolé, c’était la nuit, et la nuit, tous les chars
sont gris.
- C’était à quelle heure ?
- Mais vous m’emmerdez ! Je n’ai pas de
montre ! pas de portable. Je n’ai rien, moi. Je m’en fous de tout ça. Vous
savez, je ne dors pas. Je suis un peu comme Napoléon. Je passe mon temps à
cogiter. Je dois être un génie en fait.
- Et alors ?
- Je ne sais pas.
Je me suis réveillé en pleine nuit et en pleine forme. Ça m’arrive souvent. Je
m’endors quand il n’y a plus de bruit, en fait après la sortie des cinémas.
Après, vous savez ça peut être à minuit, à deux heures du matin, à quatre
heures ou à six heures, j’en sais rien. Moi, j’ai pris le paquet de publicités
pour m’occuper. D’ailleurs j’aurais pu les balancer sur le passage. Mais c’est
vrai que j’avais dans l’idée de les laisser à la cascade. Que ça fasse joli.
- Oui, pas très écolo tout ça !
- Tu parles ! Si j’en ai à foutre. Ce n’est quand
même pas moi qui imprime ces merdes !
- Bon, et alors ?
- Et alors vous vous doutez bien ! C’est là que j’ai
vu la morte. Alors là j’ai laissé tomber le paquet de journaux et je me suis
barré sans demander mon reste. Ça faisait longtemps que je n’avais pas couru
aussi vite !
- Bon, et il était quelle heure ?
- Je vous ai dit,
je ne sais pas …
- Bon, arrêtez les conneries Sacha ! Je sais que
vous avez un portable, vu que j’ai votre numéro. Vous voulez protéger quoi et
qui à ne pas me donner l’heure. Ça ressemble à rien.
- Bon, Ok, ça va ! Bon, je me suis réveillé à 3h57.
J’ai dû prendre un peu moins de dix minutes pour aller de mon banc à la cascade
de la Villette. Et
les bagnoles, c’était des voitures normales, enfin, je veux dire, pas des
bagnoles de luxe. Des bas de gammes, mais neuves quand même. C’étaient des 3
portes, c’est dire. Des 108, les deux. Peut-être des voitures de locations. De
toute façon, je n’ai pas bien regardé. Je ne suis pas du genre voyeur. Je n’en
avais rien à faire si c’était des homos qui voulaient se faire des papouilles.
Même si c’est des trafics de stups. Qu’est ce que ça me fait ? Du moment qu’ils
ne me dérangent pas. Je n’ai pas cherché à voir les numéros d’immatriculation.
Ce que je voulais, c’est que les bagnoles dégagent. Je suis resté un petit peu
à les regarder, le temps qu’elles s’en aillent. Je voulais être peinard pour
aller larguer les journaux.
- Et ?
- Je n’ai pas bien regardé les occupants. C’était deux
hommes, a priori moins de 30 ans. Ils sont restés un peu dans la même voiture
avant de retourner chacun dans la sienne.
- Et ?
- Eh bien, ils sont partis. J’ai chargé le paquet sur mes
épaules. Et franchement, je le jure, j’ai vu la morte qui déjà brinquebalait
dans les remous. Mais je ne suis pas
resté longtemps. Je me suis barré en courant, je vous dis. Maintenant, vous
pouvez m’arrêter si vous voulez.
- Mais pourquoi je vous arrêterais ? Je vous
remercie. Tout va très bien. »
Et Fatima se félicita de la qualité de l’interrogatoire. Pas
conventionnel, mais c’est souvent le plus efficace. Là, elle avait fait parler
le rebelle.
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