2e chapitre
L’escadrille
Ils sont
toujours d’égale humeur
Ils font où on
leur dit de faire,
Ils ont peur de ceux qui ont peur
Comme ils ont peur des téméraires
Les enfants sages
Le jeudi, Kevin Vavasseur faisait la une de La Dépêche. C ’était le
biais que Florence Tournage avait trouvé pour ébruiter l’affaire. Il était hors
de question de parler de crime. On ne pouvait pas parler de suicide non plus,
vu que ça ne se fait jamais dans la presse locale. Il faut laisser les gens à
leur peine. Mais une chose était sûre, c’est que trois jours après les faits,
personne n’avait reconnu le cadavre.
Un premier rapport du médecin légiste indiquait que la femme
avait une cinquantaine d’années. Qu’elle était vêtue chichement. Qu’on ne
savait pas d’où elle venait, où elle allait et ce qu’elle foutait sur cette rue
du Canal, sans doute morte quelques instants avant la levée du jour. La rue du
Canal fait partie de l’histoire de Louviers. Il y a bien un canal d’ailleurs,
ce qui explique le nom donné à cette rue, mais ce canal n’a plus d’utilité, un
peu comme la place de la
Poissonnerie , la place de la Porte de l’eau, la rue du Quai et toutes les
références au passé de la ville, quand on vivait sur la rivière alors qu’elle
est devenue depuis un lieu de distraction. D’ailleurs, le Canal en question
avait servi quelques temps pour apprendre et pour nager. Il y avait même eu des
compétitions. C’était il y a un siècle mais le fait que la piscine ait été
construite à cet endroit là marquait comme une continuité historique.
Bref ! La rue du Canal, après avoir été délaissée, est
animée par la vie des équipements de loisirs et l’activité de la voie verte qui
passe par là à l’écart des grands axes de circulation et est surtout fréquentée
par joggers et cyclistes. Pour les voitures d’ailleurs elle était un cul-de-sac
permettant de joindre les parcs de stationnement de la piscine comme de la
patinoire. Malgré tout, passé minuit au plus tard, il n’y a plus personne.
Le pauvre Kevin était bien content d’être dans le journal,
mais il était évident qu’il avait encore du mal à se remettre de son aventure.
Toutes ces publicités, que l’allée en était hourdée. Mais qu’il ne voulait pas
trop le dire à la journaliste qu’était tellement gentille, mais quand même il
était sûr qu’il allait se faire disputer, parce que son boulot à lui, c’était
de ramasser les sacs jaunes de cartons, pas de ramasser les papiers qui s’envolent.
Et puis alors, cette pauvre dame, tout
au fond de l’eau.
Non, d’ailleurs, pas au fond, qui flottait, qui reflottait
dans les remous. Je sais pas comment qu’elle était tombée, peut-être qu’elle
voulait regarder et qu’elle était prise par l’envahie et alors … et alors
plouf !
Et glou glou, et glou !
Et puis, depuis, à chaque fois qu’il fermait les yeux il
revoyait le cadavre, avec les yeux exorbités, et des trucs comme ça, des
poissons qui ressortaient par les yeux, comme les anguilles … enfin, il l’avait
pas vu, ça, c’est sûr. Mais c’est quand il fermait les yeux que ça revenait. Il
savait d’où ça venait. Il était sorti avec une fille, à Poses. Une fille de
marinier, qui lui avait parlé de ce vieux fantasme de la corporation, et qui
lui disait que les mariniers ne mangent jamais d’anguilles, parce que quand on
avait repêché des noyés, souvent, on les retrouvait mangés par ces poissons qui
ressortaient par les yeux. C’est peut être pas vrai, d’ailleurs, mais c’est
ce qu’ils disent et eux, ils vivent vraiment sur l’eau. Il y a toujours un fond
de vérité dans ces histoires.
Le médecin lui avait proposé de prendre 15 jours parce qu’il
n’avait pas l’air très frais. Mais lui, il avait dit non. Et il était là, le
soir, quand les yeux se ferment et qu’au lieu de tomber dans le sommeil, il voyait
les journaux qui s’envolent et puis l’anguille qui passait dans les yeux de la
morte. Il se relevait brusquement dans
le lit.
Alors, pour tromper
l’imagination, il se mettait debout, allait faire un tour. Boire un verre d’eau,
faire pipi. Bon, mais c’est pas la mer à boire. Le sommeil allait revenir. il
ne voulait pas d’arrêt de travail, mais ce qu’il voulait c’est changer de
tournée… Il ne voulait pas avoir à repasser
par la rue du Canal, il ne voulait plus longer la rivière.
Tout ça était dans le journal.
La rédaction de la Dépêche a, de moins en moins à voir avec Louviers. Ainsi en est-il de la presse locale qui se trouve de plus en plus délocalisée. |
LIl y avait de quoi interpeller le chaland avec cette
histoire. Limiter au moins la baisse des ventes de l’hebdomadaire. Le
journaliste en congé avait laissé place à la pigiste, mais il y avait de quoi
satisfaire la rédaction … même si la rédaction de La Dépêche avait de moins en
moins à voir avec Louviers. Ainsi en est-il de la presse locale, qui se trouve
de plus en plus délocalisée. D’ailleurs, même les journalistes, les vrais, les
pros, ils viennent de n’importe où et souvent ne comprennent rien aux histoires
locales. Ils ne pensent qu’à une chose c’est retourner dans une grande ville,
avec des vrais faits divers, des vrais meurtres, des vraies banlieues, des
vrais trafics, des vraies batailles politiques avec des vedettes !
Maintenant, Louviers, malgré son passé prestigieux, avec des personnages
historiques comme Mendès France, des vedettes comme Mesrine, des stars comme
Besancenot, il n’y a pas grand-chose à tirer au jour le jour à Louviers. Même
si avec Ingrid Levavasseur, il y avait eu un regain … mais enfin, c’est les
télés nationales qui avaient tiré le maximum de profit de l’histoire. A
Louviers, son bouquin n’avait pas été vraiment un best-seller. Nul n’est prophète
en son pays, comme on dit dans l’évangile. En fait, il n’y avait que les pigistes qui puissent relever le piment de la
vie, en tirer le suc et en plus y prendre plaisir.
« Kevin aura eu son quart d’heure de célébrité »
pensa-t-elle.
On ne peut pas plaire à tout le monde.
Ainsi, lorsque La
Dépêche atterrit dans le bureau du maire, ce ne fut pas la
même chanson.
Loin de s’attendrir sur le sort de Kevin, Pierre-Henri
Gargallaud, n’arrivait pas à se calmer.
–
« Qu’est ce que c’est que cette ville de merde
avec cette presse de chiottes ? Ça
commence à bien faire ! »
Notre premier magistrat s’énervait. Pourquoi donner toute la
place au fait divers au lieu de reprendre la conférence de presse qu’il avait
faite la semaine dernière pour exposer les projets municipaux. Il fallait la chercher en page
départementale, derrière les petites communes voisines, quasiment parmi les
petites annonces. Ce coup-là, ils ne pourront pas dire qu’ils ne l’ont pas fait
exprès. À quelques mois des élections on était quasiment dans l’irrattrapable.
Arnaud Meunier suggéra au maire d’appeler la direction du
journal pour exiger une interview qui lui permettrait d’expliciter ses projets.
Mais il n’y avait pas que ça !
L’article sur le fait divers signalait nettement que le
maire n’était pas sur place au moment où on aurait pu avoir besoin de lui. La
journaliste le disait bien : un tel événement est par nature imprévisible,
mais cela soulignait encore une fois les absences du maire. En fait, s’il y avait quelque chose de
prévisible dans l’histoire, c’était l’entrée en fonction du nouveau commissaire.
Voilà qui manquait de savoir-vivre de la part de Gargallaud. Mais qu’attendre
d’autre finalement de cette pigiste à la noix, ancienne syndicaliste, et qui,
en plus avait fait partie de la bande à Marlin, l’ancien maire.
Mais on n’en avait pas fini avec la tournure perverse et
comminatoire de l’article.
Là où, vraiment, elle exagérait cette Tournage, c’est
qu’elle parlait de la vidéosurveillance. Ainsi, soulignait-elle perfidement, on
saurait exactement ce qui s’est passé rue du Canal sur le coup de 3 à 5 heures
du matin grâce aux caméras installées à proximité de la piscine et de la toute
nouvelle patinoire, fierté de la municipalité qui n’a fait d’ailleurs que
reprendre les projets de l’ancienne. On le saurait exactement … si le système avait
été réparé, alors qu’il était en panne depuis plus de 4 ans.
-
« Meunier, dit Pierre-Henri à son directeur de
cabinet, appelle-moi le cowboy ! J’appellerai la Dépêche plus tard »
Le cowboy, c’était le gentil petit nom que donnait le maire
à Jacques Lorraine, un policier à la retraite qu’il avait pris à son service. Ce
n’était pas le seul à lui donner ce nom-là, d’ailleurs. Beaucoup l’appelaient
comme ça dans la ville. Il y avait aussi d’autres noms, mais ils étaient
franchement insultants.
Pour s’occuper, plus encore que pour améliorer l’ordinaire, Jacques
Lorraine avait créé dans un premier temps une boîte de gardiennage. Ça n’avait
pas marché. Il avait un peu loupé tout ce qu’il avait fait d’ailleurs. Trop de
stress. Mais ce type n’avait pas que des
défauts. Entre autres, il était entièrement dévoué. Sans doute avait-il gardé
de ses professions antérieures un sens aigu de la hiérarchie et une capacité à
endosser sans broncher les engueulades les moins justifiées.
Gargallaud, dès son élection, lui avait donné pour mission de
diriger la police municipale. Bonne idée, sauf que non. Les statuts lui
interdisaient. Alors, il dirigeait sans diriger. Il informait. Sauf qu’il n’en
avait pas le statut et il avait fallu aménager son poste. Il y avait un
malaise, c’est certain, mais il restait l’homme de confiance et de terrain.
Meunier tomba directement sur le répondeur. Il ne s’embêta
pas à laisser un message. Lorraine était obéissant avec les chefs. Il ne
mettrait pas 2 minutes à rappeler.
Mais Gargallaud ne l’entendait pas de cette oreille.
-
« Ah ! Il ne répond pas l’andouille ! On
va voir ce qu’on va voir … Il va m’entendre ce dégonflé ! »
Arnaud Meunier savait cette formulation parfaitement
injuste. Lorraine avait beaucoup de défauts, mais pas celui-là. On ne peut pas
traiter quelqu’un de cowboy et de dégonflé en même temps. Bon, mais enfin, on
pouvait passer au maire quelques menus écart. Les courbettes révérentes sont de
la mission des collaborateurs de cabinet, surtout quand le maire est en colère.
Il suivit Gargallaud qui dévalait l’escalier …et évita de
justesse un choc frontal avec deux policiers qui s’apprêtaient à le prendre
dans l’autre sens.
-
« Ah ! leur dit-il, vous tombez bien
vous ! Où est votre chef ?
-
Vous êtes déjà au courant ?
-
Comment ça je suis déjà au courant ?
-
Ben, il est à l’hôpital ?
-
A l’hôpital ? Comment ça, il a choisi sa journée
pour se faire hospitaliser celui-là ! Bon, décidément, c’est ma
journée !
-
Non, non monsieur le maire. C’est peut-être pas votre
journée, mais c’est pas la sienne non plus. Il s’est fait agresser. Il est aux
urgences, avec Hervet. Ils sont à Cléon.
On ne sait pas qui leur a cogné dessus comme ça. Ça a l’air sérieux et ça vient
de se produire. On était venu pour vous le dire.
Gloups ! Voilà que les problèmes changeaient de
dimension … La formule attribuée à Jacques Chirac revenait brutalement à la
figure du maire : « les emmerdes, ça vole toujours en
escadrille. »
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