Tri sélectif
Ils veulent sauver la planète,
Et ce sont les amis des bêtes
Dont ils ramassent les étrons
Comme un égo en abandon.
Les
enfants sages
Même expurgée, l’interview de Mme Hervet décoiffait. Patrick
Lechaud, le journaliste professionnel revenant de vacances était bien obligé de
reconnaître la qualité de l’article de Florence Tournage. D'ailleurs, même si le niveau
des ventes semblait ne guère intéresser la direction, quand on passe deux fois
le doublement du lectorat habituel, on est bien obligé d’en tenir compte.
Patrick Lechaud n’avait pas censuré l’article, mais il en
avait émoussé les angles. Florence avait bien sûr mal pris la chose, mais
malgré tout, c’était une sacrée reconnaissance de la qualité de
son travail. Surtout, cette façon d’aborder les choses, par des interviews de
proximité et de voisinage avait pour conséquence de bien situer la place de la
presse locale. Après tout, à la presse nationale de s’indigner avec le
Ministre, à la presse de droite de hurler à la dégénérescence de notre
civilisation, avec cette attaque directe aux représentants de l’ordre et au Canard enchaîné et à Libération de mettre
le doigt sur les incohérences du comportement des forces de l’ordre.
Finalement, l’interview de Florence Tournage mettait aussi
le doigt sur les failles de la municipalité. Vidéo-surveillance en panne,
extinction des lampadaires au moment de l’agression … et initiative délirante de
Jacques Lorraine, certes tragiquement puni par ses agresseurs, mais qui, quand
même avait entraîné dans son errance un policier municipal qui avait failli y
passer … Bon, c’était pas tout à fait vrai. Il n’avait pas eu droit au même
traitement que son chef, dont on se demandait s’il n’y avait pas eu tentative
de meurtre … Mais ce n’était pas grave, puisque cette mise en cause de la police
municipale avait été largement émoussée par Patrick Lechaud.
- « C’est dégueulasse ! C’est de la
censure ! Florence Tournage était hors d’elle. Et Lechaud essayait de la
calmer. Dans ce cas-là ! Je refuse de signer l’article.
- C’est ça, c’est ça Florence ! C’est de la censure
… Mais ça me gênera moins que toi, si l’article n’est pas signé.
- Monsieur le censeur, bonsoir !
- Oui, c’est ça poulette ! T’es belle quand t’es en
colère ! »
Elle claqua la porte pendant qu’il éclatait de rire. On
entendait hurler dans le couloir contre ce connard de macho-censeur et qu’on
allait voir ce qu’on allait voir.
N’empêche, quand elle vit la signature au bas de son article
qui faisait la une, elle ne put empêcher une satisfaction indécente qui lui
remuait les intérieurs.
"Les lampadaires se sont éteints au moment de l’agression. J’ai jamais dit que tu y étais pour quoique ce soit." Affiche de Dans le noir film diffusé par les cinémas de Louviers en septembre 2016 ... |
Ça tombait bien, elle avait beaucoup plus à perdre en
gardant sa colère qu’en s’ouvrant à un monde extérieur qui la sollicitait déjà.
Après tout, la censure était une forme de reconnaissance.
Renaud Valois la héla. C’était l’électricien municipal historique.
Il connaissait les lampadaires sur le bout de ses ongles et avait de ce fait
une petite habitude des médias locaux. À
chaque Noël, avec les illuminations, il était interrogé. Il était un
marronnier d’hiver en quelque sorte.
« Hé, Florence, c’est vrai,
mais faut pas raconter quand même n’importe quoi ! Si les lampadaires n’ont
pas fonctionné, c’est pas de ma faute.
- Ah ! Bonjour Renaud. Elle l’embrassa pour le
calmer un peu. Pourquoi tu me dis ça ?
- - Ben, tu as écrit que les lampadaires ne marchaient pas.
- T’es gentil Renaud, mais tu parles sans savoir. Déjà que j'ai été censurée par la rédaction, mais si en plus tu ne lis pas l'article ou tu en as une vision déformée, je ne suis pas sortie de l'auberge. Pour ce qui te concerne, j’ai juste reproduit ce que m’a dit Mélissa
Hervet. Les lampadaires se sont éteints au moment de l’agression. J’ai jamais
dit que tu y étais pour quoi que ce soit.
- Oui, mais c’est ce que les gens disent.
- Pas de parano, Renaud. C’est qui les gens ? C’est
trois personnes que t’as croisé ? Peut-être deux … et qui se sont
parlé entre elles. Bref, t’as peur de te faire engueuler par qui ? Enfin,
ce n’est pas grave. Je t’aime bien. Bon, alors, il y a quelqu’un qui a coupé
l’électricité ? C’est ça ? Mais personne n’a dit que c’était de ta
faute. Et moi encore moins. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment ça
s’est fait. Savoir à quelle heure. Savoir si n’importe qui peut avoir accès au
tableau électrique ou si, au contraire c’était fermé… si c’est centralisé ou si
n’importe qui peut éteindre les lampadaires à proximité.
- Oui, c’est la question que la police m’a posé …
- Et … ?
- Eh bien, c’est vrai que normalement c’est fermé à clefs,
mais que cette nuit là, c’est resté ouvert. J’ai été appelé parce que j’étais
de permanence, alors je n’ai pas vérifié.
- Bon, mais n’importe qui peut y avoir accès,
alors ? Même moi ? Moi, par exemple, je pourrais aller dans le bazar
et mettre la rue que je veux dans le noir ?
- Ben, toi, je ne sais pas … mais a priori, non. Ça n’est
pas si simple. C’est quand même mieux si tu connais le circuit … pour mettre
toute la ville dans le noir, c’est plus facile. Mais là … juste un
secteur. Non, faut connaître.»
Florence était pleinement satisfaite. L’enquête avançait.
C’est toujours bien de connaître tout le monde. Elle n’avait pas l’autorité de
la police, mais les gens lui parlaient naturellement.
Côté commissariat, Rossignol supportait une pression maximale.
Du coup il tendait à la mettre sur les autres, ce qui n’est pas une bonne
méthode mais il avait l’impression que ça lui faisait du bien.
Il eut envie de se taper le maire. Arrivé à l’accueil, on
lui expliqua qu’on allait informer le cabinet, et pendant que l’agent finissait
sa phrase, il avait déjà franchi les marches du premier étage. Il bouscula le
directeur de cabinet qui venait de se servir une tasse de café qui l’éclaboussa
de la tête au pied. Il poussa la porte du bureau et trouva le maire assis en
train de consulter la presse locale.
« Ah ! Monsieur le commissaire … Justement
j’allais vous appeler.
- Vous vous rendez compte ?
- Ah oui, c’est sûr Monsieur le commissaire …
- Vous vous rendez compte que, que ce soit pour la police
municipale, que ce soit pour l’éclairage public, que ce soit pour la
vidéosurveillance, tout, absolument tout dans cette affaire nous ramène à votre
mairie, et je ne parle même pas de votre protégé qui est tellement bien protégé
qu’il se retrouve la tête explosée à l’hôpital.
- Mais enfin, je ne vous permets pas …
- Que vous me permettiez ou pas, c’est la même chose. De
toute façon, mieux vaut que ce soit moi qui vous le dise que vos électeurs. Si
vous continuez comme ça, vous allez vous faire lyncher.
- Mais, mais, mais enfin, je voulais collaborer, enfin,
je voulais travailler avec vous. Vous ne vous y prenez pas de la bonne façon
pour un partenariat.
- Partenariat mon cul ! Excusez-moi, j’avais besoin
de me défouler. Je suis à cran. Bon, je vous tiendrai au courant des avancées
de l’enquête et j’ai besoin de votre totale collaboration, sinon, on ne pourra
pas y arriver. Je vous appelle tout à l’heure pour faire un point. Mais il faut
faire vite. En attendant, je ne vous demande pas de mettre vos services en état
de marche. Vu l’état, vous n’y arriverez pas dans les délais. Mais au moins, faites
ce qu’il faut pour qu’au moins la vidéosurveillance fonctionne un minimum,
merde ! »
Il s’en alla, claquant la porte. Il croisa de nouveau le
directeur de cabinet qui eut juste le temps de lui laisser le passage. Au pied
de l’escalier, un petit attroupement d’usagers en quête de démarches
administratives. Pendant qu’il le traversait, l’agent d’accueil le héla :
« Monsieur, monsieur, votre document s’il vous plait.
Vous le remplissez quand vous le pouvez »
Il lui tendit un formulaire que le commissaire attrapa
machinalement.
En marchant jusqu’au commissariat, il en prit connaissance.
Il éclata de rire.
C’était un questionnaire destiné à l’évaluation des services
de la mairie. On lui demandait s’il avait obtenu ce qu’il désirait et si le
personnel avait été à la hauteur.
« Bande de connards ! La mode de l’évaluation.
C’est pas ça qui ferait avancer les affaires »
Il déchira le
document, le mit en boule et le balança à terre. Un usager le regarda sidéré.
Après un échange de regard, le commissaire se baissa, reprit l’objet et le
remit dans la bannette recouverte d’un plastique jaune, destinée à recueillir
les papiers.
- Oui, c’est vrai, vous avez raison. »
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