Le texte est long, mais il en vaut la peine. Il traîte d'un problème grave avec profondeur et beauté, mais surtout il souligne l'engagement humaniste des Radicaux, et l'importance de cette voix dans les Assemblées parlementaires.
Le café radical retransmet intégralement le discours prononcé par Anne-Marie ESCOFFIER, Sénatrice radicale de gauche de l'Aveyron. Celle-ci est intervenue mercredi 29 avril au Sénat pour ouvrir le débat demandé par le groupe du RDSE, dans le cadre de la "semaine de contrôle", sur la politique de lutte contre l'immigration clandestine.
A noter que le film Welcome sera prochainement projeté à Val de Reuil jeudi dans le cadre de la campagne d'Hélène Flautre, tête de liste Europe Ecologie, qui a une connaissance très précise de la terrible jungle calaisienne dont on a beaucoup parlé à la suite de l'opération préalable à la venue du ministre Besson.
Voici le texte de l'intervention de la Sénatrice radicale
Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues,
Si le groupe du Rassemblement démocratique et social européen a souhaité inscrire ce débat à l’ordre du jour, c’est parce qu’il estime que, conformément à la tradition d’humanisme radical qu’il incarne au sein de la Haute Assemblée, il a le devoir d’attirer l’attention sur l’un des drames humains qui se jouent sur notre sol.
Oui, il s’agit bien pour lui d’un devoir, d’une obligation, au pays des droits de l’homme, de ne pas fermer les yeux sur la situation inacceptable, intolérable, faite à des milliers d’hommes et de femmes dont nos lois et nos règlements nient aujourd’hui le droit d’être, tout simplement. N’avons-nous pas tous ici, quelles que soient les travées sur lesquelles nous siégeons, l’ardente obligation de chercher la voie la meilleure pour répondre avec le plus d’efficacité et d’équité, toujours dans le respect absolu de la personne humaine, à ce grand défi de notre temps que représentent les migrations des populations ?
Monsieur le ministre, loin de moi la volonté de rouvrir le débat, vieux comme le monde, sur l’intérêt, les bénéfices ou les drames de l’émigration et de l’immigration ; loin de moi aussi l’idée de restreindre cette question à sa seule dimension compassionnelle, comme les derniers événements nous y invitent pourtant. Comme beaucoup d’entre nous ici, vous avez sans doute vu le film Welcome, sorti récemment. Peut-on manquer d’être ébranlé dans sa conscience par cette œuvre ?
Même si je sais qu’une œuvre de fiction ne saurait se substituer à la réalité d’une situation sociale, économique et politique, je n’en mesure pas moins la portée symbolique de ce film. Raison d’État ou pas, on ne peut pas faire, en effet, comme si l’opinion publique et sa sensibilité comptaient pour rien dans un débat qui concerne l’ensemble des citoyens. Vous-même, monsieur le ministre, avez été « interpellé » – comme l’on dit dans le jargon contemporain –, lorsque vous vous êtes rendu à Calais, par cette « jungle » où se côtoient les rêves les plus fous d’une vie meilleure, la misère, la désespérance, le troc odieux de la vie et de la mort contre de l’argent économisé, gagné on ne sait où ni comment, avec, au milieu de tout cela, un peu de chaleur humaine, des sourires, des mots de réconfort, des gestes d’hommes, tout simplement, dans un univers devenu celui des bêtes sauvages. Avant d’en venir au problème spécifique de l’immigration clandestine sur notre territoire national, je voudrais, dans un souci d’impartialité, rappeler très rapidement les démarches mises en œuvre pour améliorer l’accueil des étrangers en France et rationaliser les procédures d’un droit dont la complexité n’est plus à démontrer.
La confusion et la lenteur administrative qui naissaient de la multiplicité des intervenants institutionnels se sont trouvées réduites avec la fusion, sous l’égide du seul ministère de l'immigration, de l'intégration, de l'identité nationale et du développement solidaire, de l’ensemble des politiques publiques relatives à l’immigration.
Sans revenir sur le lourd débat qui a entouré la dénomination même de ce ministère, on ne peut que souligner une volonté de mise en cohérence et de clarification des compétences, ainsi que le souci d’une meilleure gestion des dossiers, lesquels recèlent, derrière des numéros d’ordre, toute la « légende personnelle », pour reprendre les mots de Paulo Coelho, des milliers d’étrangers qui entrent en France chaque année.
Des efforts incontestables, même s’ils demeurent insuffisants, ont été faits pour améliorer le premier accueil, en préfecture, des étrangers en quête du précieux document qui leur permettra de rester et, parfois, de travailler en France. Finis, ces longues files d’attente, dès 5 heures du matin, ou ces « dortoirs » improvisés dans des cartons d’emballage, en attendant que s’ouvrent les portes des services dits « des étrangers ».
Tout cela ne saurait cependant faire oublier la grande instabilité du droit des étrangers, qui, depuis 1976 et l’ouverture du droit au regroupement familial, fondé sur l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, fluctue entre politiques restrictives et politiques plus accommodantes. Tout montre aujourd’hui que ni les mesures de régularisation massive ni les mesures répressives ne viennent à bout d’un phénomène qui a pris des dimensions nouvelles avec l’ouverture des frontières telle que définie par la convention de Schengen en 1990.
Faute d’une politique européenne volontariste et coordonnée, faute d’une stratégie réaliste, le slogan « passer d’une immigration subie à une immigration choisie » reste lettre morte. J’en veux pour preuve l’augmentation incessante du nombre des entrées en France, passé de 97 000 en 2000 à 134 800 en 2005, en dépit de la mise en place, depuis 2002, d’outils législatifs visant à tarir le flux et à complexifier les politiques d’accueil. La suspicion est devenue le premier instrument de l’examen d’une demande de séjour sur notre territoire : le cortège des attestations, des certificats de toutes sortes ne cesse de s’allonger, les délais de convocation s’étirent, les vérifications se multiplient, les contentieux se généralisent, au seul bénéfice – si l’on peut dire ! – des tribunaux et des avocats spécialisés dans le droit des étrangers. Dans ces conditions, comment, monsieur le ministre, ne pas reconnaître l’urgente nécessité de simplifier ce droit des étrangers, de le rendre plus lisible, plus compréhensible pour des populations qui sont, qu’on le veuille ou non, fragilisées ? Comment réduire le nombre et la durée des procédures ? Comment éviter les recours devant les tribunaux de l’ordre administratif ou judiciaire ? N’est-il pas, enfin, possible de garantir le respect du principe de souveraineté de l’État sans affaiblir le droit au séjour sur notre territoire ?
Cette problématique est aujourd’hui essentielle, car il est terrible de devoir constater que la politique migratoire actuellement menée est contre-productive. À titre d’illustration, comment ne pas relever que l’excessive complexification des procédures d’accueil semble détourner les élites, africaines notamment, de la France vers d’autres pays européens ou vers l’Amérique, alors que le principe de l’immigration choisie était fondé sur la volonté de réduire les flux des migrants économiquement défavorisés au profit de populations qualifiées ?
Il est impossible, dans ces conditions, de se satisfaire d’une politique au coup par coup, qui aboutit à recruter ici des infirmières espagnoles parce que tel hôpital est en difficulté, et là des médecins étrangers qui accepteront, pour la même responsabilité, une rémunération inférieure à celle de leurs confrères français. Il n’y a rien d’étonnant, non plus, à ce que la noria de l’immigration clandestine ne cesse pas. Par définition, le nombre de clandestins n’est pas connu, mais il est régulièrement évalué à quelque 400 000.Il s’agit de personnes qui, délibérément, ont contrevenu à la réglementation pour rejoindre notre territoire sans y être autorisées, mais aussi de personnes qui, faute de contrôle, ne sont pas reparties dans leur pays d’origine au terme de la période de séjour autorisée, ou qui choisissent d’entrer dans la clandestinité, ne pouvant obtenir un titre de séjour, ou bien encore de ces déboutés du droit d’asile qui, après être restés sur notre territoire avec le statut de demandeur d’asile pendant parfois plusieurs années, ne peuvent se résoudre à partir.
Les motivations sont multiples, mais toutes traduisent, d’une façon ou d’une autre, un drame personnel, familial, économique, social. Je ne saurais être favorable à l’entrée illégale d’étrangers sur notre territoire, mais je ne saurais pas davantage l’être à des mesures qui contreviennent gravement au principe du respect dû à toute personne humaine. Que constatons-nous depuis plusieurs mois, voire plusieurs années maintenant ? Nous observons des défaillances ou des manquements dans la mise en œuvre de la politique de l’immigration, que j’ai déjà dénoncés, monsieur le ministre, auprès de votre prédécesseur : parents interpellés à la sortie de l’école, étrangers conduits en centre de rétention administrative sans que soient respectées les procédures y afférentes. Les exemples pourraient être multipliés et font d’ailleurs les beaux jours, si je puis dire, des tribunaux…
Nombre d’associations, aussi diverses qu’Emmaüs, France terre d’asile ou le Secours catholique, nous interpellent quotidiennement sur l’évolution de la situation des sans-papiers sur le territoire national. Le terme même de « sans-papiers » devrait d’ailleurs, selon moi, disparaître de notre langage, même usuel, tant il désigne le « non-être », ceux qui n’existent pas, dont on n’a pas à tenir compte !
Mais ces mêmes associations, aujourd’hui, nous alertent aussi sur les déboires que connaissent ceux qui viennent en aide à ces personnes, au motif que cette aide constituerait un « délit de solidarité ». Certes, l’article L. 622-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile punit de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 30 000 euros « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irrégulier d’un étranger en France ». Une interprétation à la lettre, et non pas selon l’esprit, de cette disposition n’amènera-t-elle pas à mettre sur le même plan un passeur professionnel et une femme ou un homme qui, par instinct ou par compassion, au nom de sa morale individuelle ou d’une éthique collective, a offert une pomme à un enfant, mis à disposition une prise de courant pour recharger la batterie d’un téléphone portable ou donné un vêtement à celui qui avait froid ? Mais cet article ne concerne pas seulement les simples particuliers que je viens de citer ; comme une épée de Damoclès, il menace aussi directement l’ensemble des membres du secteur associatif qui œuvrent au bénéfice des étrangers en situation irrégulière, puisque la définition d’une telle prise en charge correspond à l’obligation d’assistance à personne en danger, telle que posée par le second alinéa de l’article 223-6 du code pénal. Il existe donc une évidente incohérence entre ces deux dispositions, qui a conduit nombre de bénévoles d’associations humanitaires à être inquiétés par les services de police alors qu’ils portaient, justement, assistance à des personnes en péril. Cette situation n’est pas acceptable dans un État de droit, et c’est pourquoi, avec plusieurs de mes collègues, je me suis ralliée à la proposition de loi que doivent déposer Yvon Collin et Michel Charasse, visant à interdire les poursuites au titre de l’aide à l’entrée et au séjour irréguliers à l’encontre des personnes physiques ou morales qui mettent en œuvre, jusqu’à l’intervention de l’État, l’obligation d’assistance à personne en danger. Sans remettre en aucune façon en cause les règles de l’entrée et du séjour des étrangers, cette précision législative, si elle était adoptée, donnerait la possibilité aux particuliers comme aux associations humanitaires agissant, cela va sans dire, sans but lucratif, d’aider les étrangers en situation irrégulière jusqu’à leur prise en charge par les services sociaux compétents de l’État, dont relèvent normalement les intéressés. Elle permettrait de ce fait, à tous ceux qui le voudraient, de sacrifier sans risque à ce qui fait la noblesse de l’homme : sa faculté d’aider gratuitement son semblable en difficulté, qu’il agisse au nom d’une religion, d’un idéal laïque ou de toute autre motivation, sans avoir à la justifier. Sur ce point encore, monsieur le ministre, je m’étonne que le « devoir d’ingérence » invoqué par votre collègue le ministre des affaires étrangères s’agissant de problèmes humanitaires survenant au-delà de nos frontières ne s’impose pas à nous à l’intérieur de celles-ci. La problématique n’est pas la même, me direz-vous ; pourtant, ne s’agit-il pas toujours du droit au respect, sous toutes ses formes, pour tout individu ?Au moment où, d’ailleurs, l’on s’interroge sur l’intérêt d’inscrire dans la Constitution le droit au respect de la vie privée, je suis moi-même très dubitative sur la délicate question des statistiques ethniques. Faut-il rendre licites des enquêtes fondées sur l’autodéclaration, le volontariat et l’anonymat des personnes interrogées, mais dont il n’est pas difficile d’envisager les dérives ? De telles enquêtes, par leur aspect communautaire ou ethno-racial, ne sont nullement compatibles avec les valeurs d’une République fraternelle, une et indivisible. Cette conviction, que partage avec quelques autres personnalités Louis Schweitzer, président de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, ne peut que nous inciter à la plus grande vigilance quant aux projets du Comité pour la mesure et l’évaluation de la diversité et des discriminations.
Sur ce sujet comme sur celui des très controversés tests génétiques, projet dont on ne sait toujours pas si vous allez ou non le reprendre à votre compte, les membres de mon groupe et moi-même affirmerons notre profond désaccord. Adopter de telles mesures serait renier les principes et l’esprit mêmes de notre République. Ce serait aussi faire resurgir des pratiques que l’on croyait à jamais condamnées et que nous avons entendu évoquer ici par d’anciens résistants ou par des descendants de résistants.
Je tiens à le redire avec force, monsieur le ministre : je ne suis pas favorable à l’entrée et au séjour irréguliers d’étrangers, je ne suis pas favorable à des régularisations massives, mais je ne suis pas non plus favorable à des mesures extrêmes fondées sur les quotas, les chiffres, les statistiques. N’est-il pas temps de reconnaître que la fermeture du centre de Sangatte n’a fait que déplacer le problème vers la région parisienne, la Normandie et la Bretagne, avant qu’il ne se concentre de nouveau à Calais ? N’est-il pas temps d’évaluer réellement les modes de fonctionnement des centres de rétention administrative, dont certains sont indignes de notre pays ? N’est-il pas temps de mesurer l’efficacité des procédures de délivrance de visas et de titres de séjour, de reconduite aux frontières, d’aide au retour ? En un mot, ne faut-il pas enfin ouvrir – la formule est belle alors que nous allons bientôt examiner le projet de loi portant réforme de l’hôpital et relatif aux patients, à la santé et aux territoires ! – « l’oreille du cœur » ?Je veux croire, monsieur le ministre, que vous saurez être sensible à la demande formulée par notre groupe et au-delà, je l’espère, par nombre des membres de cette assemblée, qui n’ont d’autre ambition que de donner à l’homme toute sa place dans un pays, la France, qu’ils veulent en tous points exemplaire. Nous savons que le traitement de la question de l’immigration impose le respect absolu de la personne humaine, que ce soit sur le plan de la loi ou sur celui du comportement de la police et de la justice. Si nous transigions sur ce point, je dirai pour paraphraser Churchill, qui affirmait que si les Britanniques préféraient le déshonneur à la guerre, ils auraient le déshonneur et la guerre, que nous risquerions d’avoir à la fois le déshonneur et l’immigration clandestine.
(Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)
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