Dommage que l'école revienne à la une de l'actualité sous le prisme de la violence scolaire. On ne nous empêchera pas de penser qu'en dehors des faits divers, la dramatisation des phénomènes est lié au prochain scrutin européen, avec lequel il n'a rien à voir et au probable remaniement ministériel qui pousse Xavier Darcos à occuper le devant de la scène en proposant la généralisation des portiques à l'entrée des établissements scolaires et en autorisant la fouille des élèves par les enseignants
Bien entendu, le prochain café radical qui traite de l'éducation n'abordera pas que la questuon de la violence à l'école. Pas question cependant s'extraire des phénomènes d'actualité...
Education, faut-il arrêter les réformes ?prochain café radical, vendredi 29 mai 2009, à 18h30, brasserie "le jardin de Bigards", 39 rue du quai à Louviers
Ci-dessous, un article de la revue Sciences Humaines qui remet le phénomène en perspective et nous permet de réfléchir à un problème important en essayant de s'abstraire du prisme déformant du tourbillon médiatique.
Sciences Humaines Mensuel N° 172 - Juin 2006 La lutte pour la reconnaissance
La violence scolaire
Vincent Troger
La violence scolaire
Vincent Troger
Depuis deux décennies, la violence des jeunes dans les établissements scolaires est devenue une question de société. Les actes de violence scolaire sont désormais répertoriés, un observatoire les analyse et des plans antiviolence ont été mis en œuvre. Les sciences sociales s'interrogent sur le phénomène lui-même, mais aussi sur le regard que la société porte sur cette violence.
Est-ce un phénomène nouveau ?
La violence, à l'intérieur ou à l'extérieur des institutions scolaires, est une donnée permanente de l'histoire de la jeunesse à travers les âges. Au XIIIe siècle, les étudiants de la Sorbonne se battent à plusieurs reprises, à mains armées, avec les bourgeois parisiens, la police du prévôt de Paris, ou même, en 1278, avec les moines de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Au XIXe siècle, le lycée Louis-le-Grand a connu huit révoltes d'élèves (on disait alors « mutineries ») entre 1815 et 1883, dont plusieurs nécessitèrent l'intervention de la police parisienne. Plus près de nous, Hervé Hamon et Patrick Rotman ont comptabilisé, dans leur ouvrage Tant qu'il y aura des profs (1), les violences scolaires recensées par la presse entre 1979 et 1984. La liste est impressionnante et comprend, outre rackets, affrontements entre bandes et viols, trois meurtres, dont deux d'adultes.
Pour les historiens, la violence des jeunes au sein des établissements scolaires n'a donc rien de nouveau, comme d'ailleurs la violence des jeunes en général. Tout adulte qui garde un souvenir objectif des cours de récréation sait que la loi du plus fort s'y exerce souvent.
La violence scolaire prend en revanche à chaque époque des formes nouvelles, et la société y réagit à chaque fois en fonction de valeurs et de critères qui eux-mêmes évoluent.
Comment la mesure-t-on ?
L'enquête de Georges Tallon, qui portait sur 41 collèges, « en situation a priori difficile », et un échantillon représentatif de lycées professionnels, est longtemps restée la seule référence disponible. S'y sont ajoutés à partir de 1993 des recensements menés par le ministère de l'Intérieur et des rapports de parlementaires. C'est en 2001 que le ministère de l'Education nationale a mis en place le logiciel Signa qui permet de synthétiser l'ensemble des actes de violence signalés par les chefs d'établissement et dont les résultats sont disponibles chaque année (voir le tableau p. 13).
Le sociologue Eric Debarbieux, qui reconnaît l'utilité de ces données, en souligne tout de même deux défauts de nature contradictoire. Le premier est celui de « faire exister le phénomène en en parlant (2)». Autrement dit, le fait de publier une mesure des incidents violents de la vie scolaire peut alimenter une manipulation de l'opinion publique en faveur d'une politique sécuritaire. Mais il souligne aussi, à l'inverse, l'insuffisance des données administratives qui, selon lui, sous-estiment la réalité de la violence à l'école. Il plaide donc pour des enquêtes de « victimation » qui, comme le montre le tableau précité, donnent une autre dimension au phénomène. Il insiste enfin sur la nécessité d'éviter à la fois le piège de « la manipulation démagogique » et celui de « la négation » ou de « l'ignorance », au profit d'une approche raisonnée permettant de distinguer à la fois les différents types de violence et les différents contextes qui la produisent.
Depuis quand et pourquoi la mesure-t-on ?
La violence des jeunes à l'école n'a été reconnue en France comme un problème de société qu'à la fin des années 1970. Le premier rapport sur cette question, confidentiel, est rédigé par l'inspecteur général Georges Tallon en 1979 (voir le tableau p. 11). Il est difficile de ne pas voir ici la proximité avec une autre date, doublement emblématique : l'année 1975, qui voit à la fois s'ouvrir le collège unique et débuter la crise pétrolière. Autrement dit, les « nouveaux publics », entendons par là la totalité des enfants des milieux populaires et non plus seulement les plus méritants d'entre eux, sont admis en masse dans l'enseignement secondaire au moment même où leurs parents sont les premières victimes du chômage.
Signe du choc que représente l'arrivée des nouveaux publics au collège, les taux de redoublement augmentent spectaculairement entre 1975 et 1985 : de 6,5 % à 16,4 % en 5e, de 7,3 % à 14,3 % en 3e. Or certains jeunes des milieux populaires sont parfois porteurs d'une culture de l'affrontement physique comme affirmation virile de soi et preuve de courage. Nouvellement admis au collège, ils y importent avec eux cette brutalité potentielle, exacerbée par la dégradation de leurs conditions de vie et d'entrée dans la vie active.
A-t-elle augmenté ces dernières années ?
Comme les statistiques disponibles reposent sur les signalements fournis par les chefs d'établissement, elles sont nécessairement dépendantes à la fois des stratégies de chacun et des injonctions de l'administration centrale. Ainsi, alors qu'à l'époque du rapport Tallon le ministère tendait plutôt à « nier l'évidence », comme le disaient H. Hamon et P. Rotman, la tendance est aujourd'hui inverse. Le seul fait d'avoir reconnu la violence et commencé à la mesurer a logiquement donné le sentiment qu'elle augmentait.
Une première certitude émerge cependant des études sur le sujet : les collèges et les lycées professionnels sont en première ligne, l'école primaire et les lycées généraux et technologiques sont beaucoup moins concernés. Une seconde certitude peut également être formulée : les violences « graves » (vols, racket, agressions armées, viols, destructions de biens), celles que les médias se complaisent justement à rapporter, demeurent rares. Ce qui domine, ce sont ce que l'on appelle aujourd'hui les « incivilités » (insultes et menaces) et les « violences physiques sans arme », c'est-à-dire ce que l'on aurait appelé autrefois l'insolence et les bagarres. Dernière certitude enfin, ce sont les jeunes eux-mêmes qui sont les premières victimes de cette violence, bien plus que les adultes des établissements. Certains sont victimes de ce que les Anglo-Saxons appellent le « schoolbullying », c'est-à-dire un harcèlement fait de brutalités et d'insultes quotidiennes, d'une suite continue de ce que l'on nomme aussi des « microviolences ». En ce qui concerne l'évolution générale de la violence scolaire, le tableau qu'en dressent E. Debarbieux et ses collaborateurs pourrait se résumer en une formule : moins fréquente mais plus grave. Ainsi, la proportion d'élèves se déclarant victimes de racket est passée de 9 % en 1995 à 6 % en 2003. Mais les victimes se plaignent d'une plus grande violence de ce racket, désormais pratiqué plus souvent en bande. E. Debarbieux constate que ce processus paradoxal de diminution quantitative et d'aggravation qualitative est corrélé avec la ghettoïsation de certains établissements concentrant les difficultés, notamment les problèmes de racisme, alors que la majorité des autres établissements reste plutôt paisible.
Peut-on en identifier les causes déterminantes ?
« Après 1968, rien n'est plus pareil », écrit Jacques Pain (3). Le chercheur veut ainsi pointer la « libéralisation des mœurs de la société civile » qui fait que l'école doit affronter « une érosion en règle des racines normatives de la France contemporaine ». Les modèles éducatifs dominants sont désormais libéraux, ou démocratiques, tandis que l'autorité ne va plus de soi, que ce soient celle des adultes, des policiers, des juges, ou, de façon encore plus marquée, celle des enseignants ou des politiciens. A cette première évolution, J. Pain en corrèle deux autres. La première est celle de l'émergence de la société de consommation, qui fait de l'accès aux biens matériels une composante essentielle du sentiment de bien-être et d'égalité. La seconde est celle de la crise économique et sociale qui marginalise une proportion significative de la population en lui rendant l'accès au travail difficile, et par conséquent celui à la consommation.
Or ce sont bien parmi les enfants des catégories sociales qui accèdent le plus difficilement à la consommation que se recrutent les élèves les plus violents. Dans une forme de lutte des classes larvée, ces élèves, qui par ailleurs ne sont plus éduqués dans le respect automatique des adultes et des institutions, agressent ceux qu'ils perçoivent comme des privilégiés : aussi bien les bons élèves, qualifiés « d'intellos » ou de « bouffons », que les enseignants, dont une étude de Bernard Charlot avait montré qu'ils les comparaient volontiers aux hommes politiques (4).
Mais au-delà de cette interprétation en termes d'analyse globale de la société, les chercheurs soulignent que la violence scolaire est aussi le produit d'une rencontre entre les problèmes individuels de certains adolescents et des contextes locaux particuliers. Comme l'écrit E. Debarbieux, la majorité des élèves qui « vivent l'exclusion sociale » ne sont pas violents à l'école. La violence scolaire est donc aussi analysée en termes de « cumul de facteurs de risques » : problèmes familiaux, difficultés psychologiques, fréquentation de délinquants, effectifs des établissements et des classes, organisation de la vie des établissements, revendications ethniques ou religieuses...
L'école n'est-elle pas violente elle aussi ?
Pour expliquer les mutineries à répétitions des lycéens de Louis-le-Grand au XIXe siècle, l'historien Gustave Dupont-Ferrier écrivait en 1922 : « La discipline de la maison ne triomphait que par la force et n'agissait pas sur la conscience (5) » Un demi-siècle plus tard, historiens et sociologues dénonceront abondamment le caractère contraignant et coercitif du fonctionnement des établissements scolaires. Silence dans les classes, élèves en rangs dans la cour, dialogue inexistant avec les adultes de l'établissement, toute-puissance des enseignants, travail réduit à la restitution passive des connaissances, les événements de mai 68 avaient résumé ce constat en un slogan efficace : le « lycée caserne ». La pratique de la punition corporelle était également dénoncée, même si elle demeurait essentiellement cantonnée à l'école primaire, et parfois aux ateliers des lycées professionnels.
Près de quarante ans après, il serait difficile de soutenir que rien n'a changé. Les élèves et leurs parents ont des délégués qui les représentent dans plusieurs instances des établissements, la parole avec les adultes est plus libre, les élèves circulent plus librement, et sont plus souvent incités à prendre la parole en classe.
Toute violence de l'institution a-t-elle pour autant disparu ? Pas sûr, si l'on en croît les spécialistes. J. Pain rappelle que l'école peut encore être le lieu « d'abus symboliques d'autorité », abus dont Pierre Merle a récemment dressé un tableau dans son livre L'Elève humilié (6). Remarques humiliantes, ironie blessante, jugements dévalorisants font selon cet auteur encore souvent parti de l'arsenal répressif de nombre d'enseignants. Les victimes en sont le plus souvent les élèves en difficulté, c'est-à-dire majoritairement ceux d'origine sociale modeste. Certaines violences physiques peuvent aussi être une réponse à la violence symbolique de l'institution.
La violence scolaire est-elle un phénomène international ?
Le seul fait que l'on utilise une expression anglaise, le « schoolbullying », pour désigner une des formes les plus courantes de la violence scolaire entre élèves suffit à répondre à la question posée : tous les pays sont concernés par la violence scolaire. Et, comme en France, il convient de se méfier de l'image qu'en donnent les médias, centrés sur les massacres spectaculaires tels que celui qui a fait le sujet du célèbre documentaire de Michael Moore, Bowling for Columbine (2002). E. Debarbieux montre que ces massacres, qui se sont produits pendant tous le XXe siècle dans plusieurs pays (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Japon, Allemagne), restent tout à fait exceptionnels et non représentatifs de la violence courante des établissements scolaires, qui partout se concentre dans les établissements des quartiers les plus pauvres.
Plus surprenants sont les résultats d'enquêtes menées par les collaborateurs d'E. Debarbieux dans des pays pauvres, en l'occurrence le Brésil, le Burkina Faso et Djibouti. La violence scolaire est dans ces pays moins fréquente que dans la plupart des pays riches. La pauvreté explique en partie le phénomène : enfants et adolescents vont moins longtemps à l'école, à la fois dans la journée et en nombre d'années ; les risques d'incidents violents sont donc arithmétiquement moins élevés. Mais E. Debarbieux formule aussi une autre hypothèse : dans ces pays, des communautés soudées et solidaires ont subsisté (villages ou favelas), et les écoles bénéficient de ce « lien de proximité qui produit une régulation forte ». Hypothèse qui a le mérite de rappeler un des points communs à toutes les études sur la violence scolaire : quel que soit le contexte national, c'est dans les établissements où les équipes éducatives sont à la fois solidaires et bienveillantes que la violence des élèves est la moins fréquente.
Est-ce un phénomène nouveau ?
La violence, à l'intérieur ou à l'extérieur des institutions scolaires, est une donnée permanente de l'histoire de la jeunesse à travers les âges. Au XIIIe siècle, les étudiants de la Sorbonne se battent à plusieurs reprises, à mains armées, avec les bourgeois parisiens, la police du prévôt de Paris, ou même, en 1278, avec les moines de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Au XIXe siècle, le lycée Louis-le-Grand a connu huit révoltes d'élèves (on disait alors « mutineries ») entre 1815 et 1883, dont plusieurs nécessitèrent l'intervention de la police parisienne. Plus près de nous, Hervé Hamon et Patrick Rotman ont comptabilisé, dans leur ouvrage Tant qu'il y aura des profs (1), les violences scolaires recensées par la presse entre 1979 et 1984. La liste est impressionnante et comprend, outre rackets, affrontements entre bandes et viols, trois meurtres, dont deux d'adultes.
Pour les historiens, la violence des jeunes au sein des établissements scolaires n'a donc rien de nouveau, comme d'ailleurs la violence des jeunes en général. Tout adulte qui garde un souvenir objectif des cours de récréation sait que la loi du plus fort s'y exerce souvent.
La violence scolaire prend en revanche à chaque époque des formes nouvelles, et la société y réagit à chaque fois en fonction de valeurs et de critères qui eux-mêmes évoluent.
Comment la mesure-t-on ?
L'enquête de Georges Tallon, qui portait sur 41 collèges, « en situation a priori difficile », et un échantillon représentatif de lycées professionnels, est longtemps restée la seule référence disponible. S'y sont ajoutés à partir de 1993 des recensements menés par le ministère de l'Intérieur et des rapports de parlementaires. C'est en 2001 que le ministère de l'Education nationale a mis en place le logiciel Signa qui permet de synthétiser l'ensemble des actes de violence signalés par les chefs d'établissement et dont les résultats sont disponibles chaque année (voir le tableau p. 13).
Le sociologue Eric Debarbieux, qui reconnaît l'utilité de ces données, en souligne tout de même deux défauts de nature contradictoire. Le premier est celui de « faire exister le phénomène en en parlant (2)». Autrement dit, le fait de publier une mesure des incidents violents de la vie scolaire peut alimenter une manipulation de l'opinion publique en faveur d'une politique sécuritaire. Mais il souligne aussi, à l'inverse, l'insuffisance des données administratives qui, selon lui, sous-estiment la réalité de la violence à l'école. Il plaide donc pour des enquêtes de « victimation » qui, comme le montre le tableau précité, donnent une autre dimension au phénomène. Il insiste enfin sur la nécessité d'éviter à la fois le piège de « la manipulation démagogique » et celui de « la négation » ou de « l'ignorance », au profit d'une approche raisonnée permettant de distinguer à la fois les différents types de violence et les différents contextes qui la produisent.
Depuis quand et pourquoi la mesure-t-on ?
La violence des jeunes à l'école n'a été reconnue en France comme un problème de société qu'à la fin des années 1970. Le premier rapport sur cette question, confidentiel, est rédigé par l'inspecteur général Georges Tallon en 1979 (voir le tableau p. 11). Il est difficile de ne pas voir ici la proximité avec une autre date, doublement emblématique : l'année 1975, qui voit à la fois s'ouvrir le collège unique et débuter la crise pétrolière. Autrement dit, les « nouveaux publics », entendons par là la totalité des enfants des milieux populaires et non plus seulement les plus méritants d'entre eux, sont admis en masse dans l'enseignement secondaire au moment même où leurs parents sont les premières victimes du chômage.
Signe du choc que représente l'arrivée des nouveaux publics au collège, les taux de redoublement augmentent spectaculairement entre 1975 et 1985 : de 6,5 % à 16,4 % en 5e, de 7,3 % à 14,3 % en 3e. Or certains jeunes des milieux populaires sont parfois porteurs d'une culture de l'affrontement physique comme affirmation virile de soi et preuve de courage. Nouvellement admis au collège, ils y importent avec eux cette brutalité potentielle, exacerbée par la dégradation de leurs conditions de vie et d'entrée dans la vie active.
A-t-elle augmenté ces dernières années ?
Comme les statistiques disponibles reposent sur les signalements fournis par les chefs d'établissement, elles sont nécessairement dépendantes à la fois des stratégies de chacun et des injonctions de l'administration centrale. Ainsi, alors qu'à l'époque du rapport Tallon le ministère tendait plutôt à « nier l'évidence », comme le disaient H. Hamon et P. Rotman, la tendance est aujourd'hui inverse. Le seul fait d'avoir reconnu la violence et commencé à la mesurer a logiquement donné le sentiment qu'elle augmentait.
Une première certitude émerge cependant des études sur le sujet : les collèges et les lycées professionnels sont en première ligne, l'école primaire et les lycées généraux et technologiques sont beaucoup moins concernés. Une seconde certitude peut également être formulée : les violences « graves » (vols, racket, agressions armées, viols, destructions de biens), celles que les médias se complaisent justement à rapporter, demeurent rares. Ce qui domine, ce sont ce que l'on appelle aujourd'hui les « incivilités » (insultes et menaces) et les « violences physiques sans arme », c'est-à-dire ce que l'on aurait appelé autrefois l'insolence et les bagarres. Dernière certitude enfin, ce sont les jeunes eux-mêmes qui sont les premières victimes de cette violence, bien plus que les adultes des établissements. Certains sont victimes de ce que les Anglo-Saxons appellent le « schoolbullying », c'est-à-dire un harcèlement fait de brutalités et d'insultes quotidiennes, d'une suite continue de ce que l'on nomme aussi des « microviolences ». En ce qui concerne l'évolution générale de la violence scolaire, le tableau qu'en dressent E. Debarbieux et ses collaborateurs pourrait se résumer en une formule : moins fréquente mais plus grave. Ainsi, la proportion d'élèves se déclarant victimes de racket est passée de 9 % en 1995 à 6 % en 2003. Mais les victimes se plaignent d'une plus grande violence de ce racket, désormais pratiqué plus souvent en bande. E. Debarbieux constate que ce processus paradoxal de diminution quantitative et d'aggravation qualitative est corrélé avec la ghettoïsation de certains établissements concentrant les difficultés, notamment les problèmes de racisme, alors que la majorité des autres établissements reste plutôt paisible.
Peut-on en identifier les causes déterminantes ?
« Après 1968, rien n'est plus pareil », écrit Jacques Pain (3). Le chercheur veut ainsi pointer la « libéralisation des mœurs de la société civile » qui fait que l'école doit affronter « une érosion en règle des racines normatives de la France contemporaine ». Les modèles éducatifs dominants sont désormais libéraux, ou démocratiques, tandis que l'autorité ne va plus de soi, que ce soient celle des adultes, des policiers, des juges, ou, de façon encore plus marquée, celle des enseignants ou des politiciens. A cette première évolution, J. Pain en corrèle deux autres. La première est celle de l'émergence de la société de consommation, qui fait de l'accès aux biens matériels une composante essentielle du sentiment de bien-être et d'égalité. La seconde est celle de la crise économique et sociale qui marginalise une proportion significative de la population en lui rendant l'accès au travail difficile, et par conséquent celui à la consommation.
Or ce sont bien parmi les enfants des catégories sociales qui accèdent le plus difficilement à la consommation que se recrutent les élèves les plus violents. Dans une forme de lutte des classes larvée, ces élèves, qui par ailleurs ne sont plus éduqués dans le respect automatique des adultes et des institutions, agressent ceux qu'ils perçoivent comme des privilégiés : aussi bien les bons élèves, qualifiés « d'intellos » ou de « bouffons », que les enseignants, dont une étude de Bernard Charlot avait montré qu'ils les comparaient volontiers aux hommes politiques (4).
Mais au-delà de cette interprétation en termes d'analyse globale de la société, les chercheurs soulignent que la violence scolaire est aussi le produit d'une rencontre entre les problèmes individuels de certains adolescents et des contextes locaux particuliers. Comme l'écrit E. Debarbieux, la majorité des élèves qui « vivent l'exclusion sociale » ne sont pas violents à l'école. La violence scolaire est donc aussi analysée en termes de « cumul de facteurs de risques » : problèmes familiaux, difficultés psychologiques, fréquentation de délinquants, effectifs des établissements et des classes, organisation de la vie des établissements, revendications ethniques ou religieuses...
L'école n'est-elle pas violente elle aussi ?
Pour expliquer les mutineries à répétitions des lycéens de Louis-le-Grand au XIXe siècle, l'historien Gustave Dupont-Ferrier écrivait en 1922 : « La discipline de la maison ne triomphait que par la force et n'agissait pas sur la conscience (5) » Un demi-siècle plus tard, historiens et sociologues dénonceront abondamment le caractère contraignant et coercitif du fonctionnement des établissements scolaires. Silence dans les classes, élèves en rangs dans la cour, dialogue inexistant avec les adultes de l'établissement, toute-puissance des enseignants, travail réduit à la restitution passive des connaissances, les événements de mai 68 avaient résumé ce constat en un slogan efficace : le « lycée caserne ». La pratique de la punition corporelle était également dénoncée, même si elle demeurait essentiellement cantonnée à l'école primaire, et parfois aux ateliers des lycées professionnels.
Près de quarante ans après, il serait difficile de soutenir que rien n'a changé. Les élèves et leurs parents ont des délégués qui les représentent dans plusieurs instances des établissements, la parole avec les adultes est plus libre, les élèves circulent plus librement, et sont plus souvent incités à prendre la parole en classe.
Toute violence de l'institution a-t-elle pour autant disparu ? Pas sûr, si l'on en croît les spécialistes. J. Pain rappelle que l'école peut encore être le lieu « d'abus symboliques d'autorité », abus dont Pierre Merle a récemment dressé un tableau dans son livre L'Elève humilié (6). Remarques humiliantes, ironie blessante, jugements dévalorisants font selon cet auteur encore souvent parti de l'arsenal répressif de nombre d'enseignants. Les victimes en sont le plus souvent les élèves en difficulté, c'est-à-dire majoritairement ceux d'origine sociale modeste. Certaines violences physiques peuvent aussi être une réponse à la violence symbolique de l'institution.
La violence scolaire est-elle un phénomène international ?
Le seul fait que l'on utilise une expression anglaise, le « schoolbullying », pour désigner une des formes les plus courantes de la violence scolaire entre élèves suffit à répondre à la question posée : tous les pays sont concernés par la violence scolaire. Et, comme en France, il convient de se méfier de l'image qu'en donnent les médias, centrés sur les massacres spectaculaires tels que celui qui a fait le sujet du célèbre documentaire de Michael Moore, Bowling for Columbine (2002). E. Debarbieux montre que ces massacres, qui se sont produits pendant tous le XXe siècle dans plusieurs pays (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Japon, Allemagne), restent tout à fait exceptionnels et non représentatifs de la violence courante des établissements scolaires, qui partout se concentre dans les établissements des quartiers les plus pauvres.
Plus surprenants sont les résultats d'enquêtes menées par les collaborateurs d'E. Debarbieux dans des pays pauvres, en l'occurrence le Brésil, le Burkina Faso et Djibouti. La violence scolaire est dans ces pays moins fréquente que dans la plupart des pays riches. La pauvreté explique en partie le phénomène : enfants et adolescents vont moins longtemps à l'école, à la fois dans la journée et en nombre d'années ; les risques d'incidents violents sont donc arithmétiquement moins élevés. Mais E. Debarbieux formule aussi une autre hypothèse : dans ces pays, des communautés soudées et solidaires ont subsisté (villages ou favelas), et les écoles bénéficient de ce « lien de proximité qui produit une régulation forte ». Hypothèse qui a le mérite de rappeler un des points communs à toutes les études sur la violence scolaire : quel que soit le contexte national, c'est dans les établissements où les équipes éducatives sont à la fois solidaires et bienveillantes que la violence des élèves est la moins fréquente.
Vincent Troger
H. Hamon et P. Rotman, Tant qu'il y aura des profs, Seuil, 1984.2
É. Debarbieux, Violence à l'école : un défi mondial ?, Armand Colin, 2006.3
J. Pain, L'École et ses violences, Économica, 2006.4
B. Charlot, Le Rapport au savoir en milieu populaire. Une recherche dans les lycées professionnels de banlieue, Économica, 1999.5
G. Dupont-Ferrier, Du collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand, De Boccard, 19226
P. Merle, L'Élève humilié. L'école, un espace de non-droit ?, Puf, 2005.
H. Hamon et P. Rotman, Tant qu'il y aura des profs, Seuil, 1984.2
É. Debarbieux, Violence à l'école : un défi mondial ?, Armand Colin, 2006.3
J. Pain, L'École et ses violences, Économica, 2006.4
B. Charlot, Le Rapport au savoir en milieu populaire. Une recherche dans les lycées professionnels de banlieue, Économica, 1999.5
G. Dupont-Ferrier, Du collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand, De Boccard, 19226
P. Merle, L'Élève humilié. L'école, un espace de non-droit ?, Puf, 2005.
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