Thierry Jeantet
« La Politique moderne se
nourrira de Projets ou ne sera pas »
Quelques éléments d’un projet de politique radicale *
*En hommage à Alain, né à
Mortagne-au-Perche, qui avait publié Éléments
d’une doctrine radicale (Gallimard, 1933).
Un contexte de Crises, violences, innovations, mutations
Ce début de XXIe siècle est une sorte de chaudron, où se
mélangent :
-
Terreur djihadiste (Al Qaïda, Daech…), guerres
ou tensions européennes (Russie/Ukraine..), guerres civiles africaines (République
Centre Africaine, Soudan du Sud), persistance et
inflation des tensions et guerres au Moyen-Orient (Syrie, Israël/ Palestine,
Yémen..). Seuls dix pays dans le monde échapperaient (directement ou
indirectement) à de telles catastrophes.
-
Crises climatiques successives conduisant à des
migrations environnementales auxquelles s’ajoutent les migrations politiques et
économiques. Le nombre de migrants internationaux a doublé en trente ans,
représentant 232 millions de personnes en 2013 soit 3,3% de la
population mondiale ; mais viennent s’ajouter 732 millions de
« migrants internes », c’est-à-dire vivant en dehors de leur région
natale. Certaines études montrent qu’au moins 150 millions de personnes se
seront déplacées d’ici à 2050, uniquement pour des raisons climatiques.
-
Crises économiques qui s’ajoutent les unes aux
autres, notamment celles de 2008 et 2011, dont les effets négatifs
sont bien connus et ont poussé certains pays développés à mettre en place des
politiques de rigueur aux résultats de plus en plus discutés.
-
Crises alimentaires qui, selon la FAO , touchent 37 pays
dans le monde du fait de la désertification des sols, du manque de cultures
vivrières, d’une démographie galopante dans certains pays, de la demande
croissante de viande et produits laitiers (besoin de grandes quantités de céréales
pour les produire), mais aussi des crises économiques et financières et de la
fluctuation des prix.
-
Persistance des inégalités entre le nord et le
sud mais aussi au sein du nord, même si le Programme de Nations Unies pour le
Développement note que les 10 % des habitants de notre planète les plus
riches possèdent 83 % de la richesse mondiale. Selon un rapport d'Oxfam de 2014, 1 % de
cette même masse de la population possède 50 % de cette même richesse[1].
Selon ce rapport, les inégalités ont été accrues à la suite de la crise
financière de 2008.
-
Crise Sociale, résultante évidente de ces
différentes crises, soulignée dans des pays comme la France par un chômage
établi depuis de nombreuses années à un niveau élevé.
-
Révolution numérique qui modifie et va encore
modifier profondément la communication, les échanges, la vie civique,
politique, éducative, culturelle … Combinée avec d’autres innovations,
elle permet le pilotage d’appareils complexes, transforme les moyens de
transports (Vélib, Blablacar, IdTGV …), des secteurs
entiers (taxis avec 99Designs ou Uber), les biens culturels (iTunes,
Netflix …), la publicité (Google, Amazon …), le tourisme (AirBnB,
Booking.com …). La conception de l’automobile, des bâtiments, des
infrastructures est modifiée. La médecine elle même évolue rapidement (greffes
de cellules, informations ADN, microsystèmes et prothèses …). Ces avancées
touchent aussi les services d’intérêt général et services publics (collectifs
territoriaux collaboratifs, Smart Cities …).
Ce rapide panorama[2]
est, bien-sûr, incomplet mais oblige à concevoir la politique donc la
« gestion de la Cité »
autrement. Tous ces « mouvements » montrent que le XXIe siècle ne
peut être celui du retour en arrière ou même du simple ravaudage des anciens
systèmes. Car contrairement à ce que laissent entendre celles et ceux qui
s’imaginent encore, par intérêt à court terme ou naïveté, qu’il suffit de
« corriger » le modèle dominant de l’après chute du Mur de Berlin
pour trouver le chemin de la croissance, la notion de « transition »
écologique et technologique a conduit à des approches déjà plus réalistes bien
que timides. Nous sommes sans doute déjà au-delà de simples transitions et déjà
engagés dans des mutations transformatrices irréversibles. La question
est : comment les mettre au service d’un ou plusieurs « projets »
et lesquels ? « Gouverner c’est prévoir » disait Pierre
Mendès-France, il semble qu’il ait de ce point de vue plus que jamais
raison ! Aux USA, le candidat Bernie Sanders aux Primaires Démocrates de
cette année, bien conscient de cela, a connu un succès inattendu notamment en
affichant clairement son projet politique progressiste.
Il est donc urgent d’en venir à l’ambition ou espoir de voir
surgir des « Projets politiques » proposant des caps, jouant un rôle
initiateur et rassembleur. La
Politique du jour le jour propre aux « experts »
politiques a été très à la mode durant de longues années, la pseudo-modernité
étant de s’adapter sans s’encombrer d’objectifs perçus comme contraignants.
Ainsi ont été évacués plans d’action, références et valeurs sous prétexte
d’efficacité immédiate, de réalisme face aux aléas économiques, sociaux,
internationaux … Cette attitude a souvent correspondu à un abandon du politique
face à une économie du laissez-faire et aussi à une appréciation candide du
libéralisme, bien des États « libéraux » sachant masquer leurs liens
concrets avec le monde de l’entreprenariat. Elle a conduit aussi à un
embaumement des valeurs essentielles à la République , à la Démocratie , considérées
comme définitivement acquises. L’absence de Projet ambitieux favorise les
divisions, l’ostracisme, le repliement et le découragement.
Les crises, violences,
innovations et tout autant mutations impliquent de réagir et surtout agir grâce
à des Politiques s’appuyant sur des Projets.
République en péril ou nouvelle République ?
« La
République […] est nécessairement travaillée, et déchirée
quelques fois, par une opposition formidable »[3].
Aujourd’hui la
République , la
Démocratie en France, en Europe et bien au-delà, sont menacées
par des actions violentes de déstabilisation que symbolisent les attentats. La
notion d’état d’urgence traduit une volonté de résister. C’est la menace la
plus douloureuse, la plus visible. Elle provoque alternativement l’union et des
divisions. En France, l’État légifère, mobilise police et gendarmerie à
l’intérieur et armée à l’extérieur, fait appel à des « réservistes ».
C’est un combat. Mais en arrière-plan, ne faut-il pas s’avouer à nous-mêmes que
d’autres fractures mettaient déjà la République et la Démocratie en
danger ? Déjà anciennes, comme une crainte de perte d’identité, une peur
plus générale des effets de la mondialisation, le chômage de plus en plus élevé
au cours des récentes décennies. Abstentions, montée en puissance de l’extrême
droite (en France comme dans d’autres pays européens) en sont d’évidentes
traductions.
Sauf au plan local, la « Politique » déçoit. Elle
paraît s’éloigner des Citoyens, avoir du mal à trouver des réponses face à tant
de mutations et transformations sociales ou technologiques ainsi qu’aux crises
financières et économiques. La
Politique semble sans « Projet » ou se résumer à
une succession de petits projets dont l’utilité n’est pas
systématiquement discutée mais dont la cohérence échappe aux citoyens.
Dominique Schnapper[4]
résume cette situation ainsi : « la partie de l’enquête consacrée à
la population globale montre que les Français sont inquiets, qu’il existe une
forte crise de confiance, et une tentation au repli sur soi. » Ce
sentiment est partagé, y compris par les classes moyennes qui dans notre pays
(mais aussi dans d’autres pays européens et aux USA) se sentent mises à
l’écart. Ce constat est encore plus exact pour les jeunes, et le mépris de
certains pour « Nuit Debout » résulte d’une sorte d’aveuglement
devant leurs préoccupations, attentes, propositions. Ce type de manifestation,
rappelant celles des Indignés ailleurs, est un marqueur parmi d’autres des fractures
civiques et politiques.
Pour Alain[5],
« Où est la Démocratie
sinon dans ce troisième pouvoir, que la science politique n’a point défini et
que j’appelle le contrôleur ? ». Certes, mais il faut
aujourd’hui ajouter le co-décideur ou « initiateur » donc le citoyen-acteur.
Des expériences encore modestes de municipalités vont en ce sens, mais elles
devraient être réalisables aussi au plan régional, voire au-delà. Dans le même
esprit, il est temps de dépasser« la France s’engage » et d’aller vers un renforcement
des partenariats publics/associations tant au plan national que régional et
local. En parallèle aux start-ups économiques (privées, d’Économie Sociale et
Solidaire, voire publiques), il faut favoriser le développement de start-ups civiques,
associatives et la modernisation des grandes structures sociales, culturelles,
éducatives et sportives sans but lucratif. La Libération des énergies
ne peut se résumer au sempiternel discours sur le libéralisme strictement
économique.
Comment donc renouer le fil entre la Cité et la Politique , sinon en
donnant aux citoyens de nouvelles capacités d’expression, d’interpellations et
de participation ? La
Constitution française contient quelques premières réponses[6]
rarement utilisées (à chaud à propos de Notre Dame des Landes).
Un des éléments d’un « Projet » devrait être de
mieux instiller de la
Démocratie Directe (appliquée dans 26 États des USA, dans les
Länders allemands, en Suède, Italie), Participative, dans une Constitution qui
doit, pour autant, ne pas amoindrir la Démocratie
Représentative. Par exemple, en permettant aux citoyens de
pouvoir, en vrai grandeur, non seulement proposer des Projets, des actions,
mais participer eux-mêmes à leur réalisation.
Amender la
Constitution pour réenchanter le lien entre Citoyen et
Institutions est nécessaire ; encourager et soutenir les initiatives,
Projets de la Société
Civile est tout autant indispensable. Une « conférence
annuelle des partenaires associatifs » devrait permettre de mesurer les
progrès réalisés.
Comment tout autant prendre en compte la double tension
entre Nation et Mondialisation et entre « Urbains et Ruraux »[7] ?
La crispation nationaliste s’est manifestée lors de diverses consultations
électorales, la crispation localiste également. Comme si, malgré la
multiplication des moyens de transport et de communication qui créent un
extraordinaire tissu mondial, celle-ci s’accompagnait d’une angoisse diffuse de
perdre ses racines, d’être isolé. La République en souffre, les scrutins successifs
parfaitement démocratiques révèlent ce malaise.
L’éducation et l’information concernant les processus de
mondialisation et de globalisation restent très insuffisantes et contribuent à
accroître ce phénomène ; la simplification bienvenue du mille-feuille des
collectivités locales, départementales, régionales n’étant pas accompagnée
d’une politique moderne de création de nouveaux liens et outils de proximité,
alimente le sentiment d’abandon.
Libéralisme ou Libertés Solidaires ?
Rêveurs comme partisans du retour au passé, et même des
modernistes sincères, se rallient au vieux drapeau du libéralisme. Il faut,
disent-ils en cœur, desserrer l’étau des contraintes, réduire le poids des
législations, laisser faire. Ils n’ont pas entièrement tort, bien-sûr, mais ils
entretiennent une confusion entre le libéralisme capitaliste – dont les effets
négatifs (climatiques, sociaux …) sont connus autant que son usure accélérée –
et les libertés « solidaires » : de penser, échanger, agir,
entreprendre seul comme ensemble. Le système libéral-capitaliste a été vécu
comme non pas libérateur, mais de plus en plus comme habillant un modèle en
apparence uniformisant, et finalement porteur de creusement des différences et
des divisions, jusqu’à provoquer indignation et violents rejets.
Le libéralisme peut également prendre un autre visage avec
l’émergence d’un nouveau type de trans-humanisme mélangeant überisation,
laissez-faire, économie collaborative, au risque de diluer précisément ce
qu’est l’humanisme. « L’humanisme », celui qui doit prédominer, décrit
Alain,[8]
« vise donc toujours à augmenter la puissance réelle de chacun, par la
culture la plus étendue, scientifique, esthétique, morale », avec
« cette idée que la participation réelle à l’humanité l’emporte de loin
sur ce que l’on peut attendre des attitudes de chacun … ». Autrement dit,
la liberté d’agir et d’entreprendre doit intégrer les dimensions sociétales,
sociales, environnementales et bien-entendu éthiques, civiques.
Le libéralisme a certainement libéré des forces, mais plutôt
celles d’agents économiques de plus en plus concentrés, puissants, d’agents
financiers hors-sol, face à des agents politiques plutôt affaiblis, à des
négociateurs désarmés. Avec comme caractéristique ce que Saskia Sassen appelle
« une logique d’expulsion »[9]
économique, sociale, écologique. Le ralliement de certains sociaux-démocrates à
ce libéralisme[10]
ne peut l’absoudre de ses effets discutables.
Le libéralisme débridé lié au
capitalisme est, ne l’oublions pas, un facteur-clef de ce que certains appellent « la
nouvelle lutte des classes »[11]
et qui s’accompagne de tensions de plus en plus extrêmes dans le monde, de
violences que, pour autant, rien n’excuse.
Le temps est donc venu d’outrepasser les vieux concepts et
d’aller vers une « logique d’inclusion » qui s’appuie sur une vision
associant efficacités civique, sociale, environnementale et économique.
Cop 21 un acquis , Cap Social la priorité
L’accord de Paris limite l’augmentation de la température à
2 degrés, 188 pays ont publié leur plan d’action, 100 milliards de dollars
seront nécessaires chaque année à partir de 2020 pour financer des projets
permettant aux pays de s’adapter aux changements climatiques …
Incontestablement un grand pas a été franchi afin de préserver la Planète. Il faudra
bien-sûr en suivre la mise en œuvre pour que cet
acquis soit confirmé ! La France a joué un rôle pilote dans le cadre de la COP 21. En quelque sorte les
amis de la Terre
ont fini pas être entendus.
Les amis des habitantes et habitants de la Terre méritent à leur tour
d’être entendus !
Les 17 ODD, Objectifs de Développement Durables, adoptés
lors de l’Assemblée Générale de l’ONU en septembre 2015, constituent un
engagement essentiel. Comme le souligne le Programme des Nations Unies pour le
Développement (PNUD), des progrès avaient déjà été accomplis dans les années
précédentes, constatés pas les évolutions de l’Indice de Développement Humain.
Un renversement des indices s’opère année après année sans
masquer la persistance du « fossé » entre les Pays les Moins Avancés
(come le Niger, la
Mozambique , le Mali …) et les Pays dits Industrialisés (comme
l’Australie, la Norvège ,
le Danemark, l’Allemagne …). La
France elle-même n’est qu’au 22ème rang en 2015,
ce qui semble dû au maintien des inégalités, à un taux de scolarisation qui
aurait diminué …
La leçon à retenir est
qu’après le succès essentiel de la
COP 21, le temps est venu de mettre en France, en Europe, le
cap sur le social, au risque de voir sinon
les décrochages s’accentuer entre la classe la plus aisée de la population, la
classe moyenne et la classe la moins favorisée. Si les écarts entre les
salaires se sont réduits en France depuis 1990, il n’en est pas de même pour
l’ensemble des inégalités. Et l’ascenseur social reste à la peine. Il faut
sortir du « malaise français »[12].
Il y a eu, certes, des dispositions et textes significatifs destinés
à améliorer cette situation (CMU puis CMU complémentaire, ACS, généralisation
du Tiers Payant, Réseaux de Réussite Scolaire plus de Mixité Sociale dans
certains quartiers, Prime d’Activité …) et des tentatives intéressantes (le
bonus/malus énergétique mais refusé par le Conseil Constitutionnel). On est
encore loin du compte. Beaucoup reste à faire pour aller dans le sens d’une
meilleure égalité des chances d’être socialement intégré (éducation nationale,
rôle des associations d’éducation populaire et action sanitaire et sociale, des
mutuelles …), d’un allègement fiscal pout les ménages les plus modestes …
Il y a eu aussi des esquisses de solutions dans d’autres
domaines, mais restées inachevées ; par exemple avec le Compte Personnel
d’Activité contenu dans la récente loi sur le travail qui constitue un pas en
avant vers une meilleure protection sociale.
Cependant, il s’agit désormais d’établir solidement une « protection
sociale tout au long de la durée de la vie » ; elle doit faire
l’objet d’un projet de loi spécifique. C’est un projet social clef.
Plus globalement, un Projet Politique prioritaire est
d’analyser l’évolution de l’IDH de la
France et, avec les partenaires sociaux et associatifs, de
bâtir un « Plan d’Action Sociale » dont plusieurs aspects sont
évoqués dans les Projets figurant dans ce document ; mais aussi d’autres
objectifs qui devront être développés concernant la politique fiscale afin de
redonner du pouvoir d’achat aux ménages les plus modestes, de rebâtir une
politique familiale, de renforcer la politique d’habitat social, d’avoir un
plan « dépendance » pour les personnes âgées …
Divisions ou Laïcité ?
La guerre diffuse autant que violente que nous connaissons
sous forme d’infiltration et d’attentats nous apparaît presque nouvelle, alors
qu’elle était déjà à l‘œuvre depuis longtemps, mais pas avec cette
« systématisation » ni avec les mêmes « motivations ».
L’effet de sidération est d’autant plus grand. Après les moments historiques
émouvants de rassemblement, d’unité face à ces attaques répétées, le risque
d’être divisés est réapparu.
Il peut être compréhensible que les moyens de réagir soient
discutés et améliorés, mais non qu’ils soient des prétextes à de nouvelles
divisions. Le socle républicain doit être consolidé.
La laïcité doit être remise au centre du Projet politique
car elle est la garantie de « l’égalité
en droit de tous les êtres humains »[13]. « L’équité
est de traiter tout le monde de la même façon et de donner au bien commun à
tous sur les choix particuliers »[14].
La Laïcité ,
trop longtemps considérée comme acquise, doit être réveillée au-delà des
dispositions déjà prises en France en ce sens (charte de la Laïcité à l’école,
Observatoire de la Laïcité
…). Il s’agit de redonner à la
Laïcité sa vertu de « vérité partagée » dont a
parlé Jacques Le Goff[15].
Il faut dépasser les repliements identitaires et recréer des espaces communs
indispensables à la vie citoyenne[16].
Cette démarche doit aussi s’appliquer aux questions
sociétales concernant entre autres le droit
de mourir dans la dignité et le droit des minorités LGBT.
Inclure la
Laïcité dans la Constitution et l’afficher aux frontons des établissements
avec les autres valeurs de la
République est nécessaire. Créer ou aider à créer un réseau
de lieux de discussion, d’échange et d’entraide laïcs l’est également :
ceci pourrait faire l’objet d’un Pacte Laïc
entre l’État, les collectivités publiques, les associations, les différentes
familles philosophiques et religieuses.
Économie monolithique ou Économie Plurielle ?
Nous ne sommes donc pas seulement dans une période de
transition, mais aussi d’accélération, voire de brutalisation des mutations
sociales, politiques autant qu’économiques ou technologiques, et bien-sûr
environnementales. Or il est étonnant de constater que face aux défis, troubles
et opportunités ainsi provoqués, beaucoup de dirigeants et analystes
s’accrochent aux vieux modèles économiques. Comme si l’insécurité sociale, le
chômage, les inégalités – présentes partout sur le globe – ou les crises
cumulées alimentaires, sanitaires, climatiques au sud, ne suffisaient pas à
admettre qu’une nouvelle vision du développement, de la croissance est
nécessaire. Le capitalisme et le libéralisme font, ensemble ou séparément,
l’objet de tentatives de réhabilitation ou d’adaptation. Certes évolueront-ils
et survivront-ils. Mais cela ne suffira pas à répondre aux défis de notre
temps. Ne pas le reconnaître est faire preuve d’un certain irréalisme, d’un
entêtement aveugle ; ceci alors même que, déjà dans les années 60, les
« Ordo libéraux » (ironie de l’histoire) avec le chancelier allemand
Ludwig Ehrard, avaient pointé l’insuffisance des politiques étroitement
économiques et financières ; le socialisme réformiste à la suédoise avec
Olof Palme allant alors plus loin et trouvant un équilibre entre les secteurs
coopératifs, privés et publics. Aussi sporadiques et dispersés, voire ambigus
soient-ils sur le globe, les mouvements d’indignation, d’alerte ou de refus,
sont de plus en plus nombreux et aigus, dénonçant une sorte
« d’immobilisme » voire de « retour en arrière » ;
comme si l’innovation politique était, a contrario de l’innovation économique,
impraticable. Ce serait une erreur de les négliger ou de les mépriser ;
les affrontements entre forces vives dans notre propre pays constituant, de ce
point de vue, un seuil d’alerte.
Existe-t-il d’autres voies que celles offertes par les
systèmes traditionnels et surtout le modèle dit dominant, modèle
libéral-capitaliste « monolithique »? Est-il possible, dans une
approche « plurielle », de se tourner vers d’autres modèles ?
Question que pose, dans cette situation le Collectif du Manifeste pour le
Progrès Social[17].
Oui, il en existe ! En particulier, d’un bout à l’autre de la planète,
celle d’une économie à la fois collaborative et démocratique, équitable et
solidaire, reposant sur un mode de propriété à la fois privé et
collectif ; cherchant à conjuguer efficacités civique, sociale,
écologique, économique. Elle est stimulée par de nouveaux modèles productifs et
contributifs, les porte elle-même (logiciels libres, open hardware,
crowdfunding sociaux …) ou les intègre, ou est en concurrence avec eux.
Les entreprises[18],
organisations, qui se réfèrent à ces objectifs, agissent tantôt dans des
marchés très compétitifs (banque, assurance, distribution, agriculture,
industrie, recyclage …), tantôt dans des secteurs à caractère prioritairement
d’utilité sociale ou écologique (insertion sociale, services à domicile, Silver
Economy, accès aux énergies renouvelables …). Elles répondent à des exigences
de progrès maîtrisés dans une perspective de développement respectueux des
personnes et des environnements, en donnant à la « compétition » un
sens … nouveau : plus humain.
Ces entreprises s’appellent coopératives, mutuelles,
entreprises sociales, associations, entreprises intermédiaires, fondations et
appartiennent à l’Économie Sociale et Solidaire. Plus d’un milliard de
personnes sont d’ores et déjà en action avec elle dans l’ensemble des
continents. L’économiste Jerely Rifkin en a souligné la solidité et la
pertinence[19].
Elle porte, en effet, de nouveaux espoirs de « développement
humain ».
Les 300 plus grandes coopératives dans le monde ont ensemble
un chiffre d’affaire supérieur à 2200 milliards de dollars. En Europe, l’ESS
représente 12% de l’emploi. En France, la valeur ajoutée de l’ESS est estimée à
12 milliards d’euros.
Cette Économie Sociale et Solidaire existe donc de par le
monde et se développe. Elle est reconnue par l’ONU (Groupe Pilote International
de l’ESS), trop peu encore par l’Europe (mais des conférences européennes se
succèdent à Rome, Luxembourg et en juin 2016 à Paris à l’initiative de la France ). Elle l’est
incontestablement en France (loi de juillet 2014, Fonds dédiés au sein de la BIP , conférences Régionales de
l’ESS …). Mais au-delà de ces avancées, elle doit désormais devenir un
partenaire, impliqué dès l’amont dans les stratégies publiques de changements
en faveur d’un modèle dynamique et innovant de « croissance
plurielle » : équilibrant efficacités civique, sociale,
environnementale, économique et financière. À l’ESS elle-même, aussi, de
changer de dimension afin de peser pour que les États, les Villes et
Territoires changent, eux, de « logiciel »[20].
Une façon d’ouvrir une porte sur un autre avenir possible … plus mobilisateur.
Cette Économie Sociale et Solidaire, de plus,
« pollinise » le monde économique et inspire d’autres
initiatives ; notamment celles tournant autour des « communs »,
mettant en avant la nécessité de gérer des ressources en commune comme l’eau,
les énergies nouvelles, terres … mais aussi celles qui mettent en place des
systèmes de gouvernance participatifs et de respect d’objectifs de
« RSE » Responsabilité, Sociale et Environnementale. Ce n’est
probablement que le début de changements plus profonds, dont on voit les
premières pousses avec la « smart industry » ou la « smart
city » à la recherche de nouvelles combinaisons entre capitaux humains et
sociaux, gestion maîtrisée des ressources naturelles, innovations
technologiques, gestion participative …
C’est donc le moment de mesurer autrement les progrès réalisés
par ces entreprises innovantes en intégrant à leur bilan annuel un vrai bilan
civique, social et écologique (ce que certaines font depuis quelques années),
et de mesurer plus globalement le mode de développement auquel elles
participent aux côtés d’autres acteurs : villes, territoires, associations
…
Ces entreprises de l’ESS et celles qui incluent des objectifs
de même type n’apportent pas seulement à des pays, territoires, un résultat
économique, mais aussi des résultats sociaux et écologiques, voire civiques. Le
réalisme est donc de prendre en compte cette évolution et non de s’enfermer
dans les vieux modèles réduits aux aspects économico-financiers.
Un Projet Politique pourrait être de réunir les Partenaires
Économiques et Sociaux, les Chercheurs Universitaires, les investisseurs aussi
pour mieux cerner ces mutations et proposer des mesures et actions d’appui à
cette nouvelle génération d’entreprises porteuses d’emplois.
Revenu ou Accès Universel ?
Les Suisses se sont prononcés le 5 juin 2016 contre le Revenu
Universel, le MinCome (Revenu de Base) a été appliqué dans le Manitoba au
Canada durant 5 ans, la
Finlande envisage la mise en place d’un Revenu de Base en
2017. Le sujet est revenu dans les débats en France, à propos du Revenu Social
d’Activité, faisant l’objet de critiques croissantes ; à propos surtout de
quelques constats[21] : « parmi
les 40% du bas de la hiérarchie sociale, les revenus ont diminué de 2008 à 2012
de 300 à 500 euros » alors que sur la même période « les 30% les plus
riches » ont vu leurs revenus « progresser de 500 euros pour les 10%
les plus aisés ». La
France en 2012 comptait 5 millions de pauvres (revenus
inférieurs à 825 euros). L’idée du Revenu Universel apparaît donc, face à cette
situation, comme naturelle et généreuse. Mais est-elle réaliste ?
L’économiste Daniel Cohen estime que c’est une « Utopie Réaliste ».
D’autres objectent la difficulté d’instaurer un tel dispositif en pleine
période de la nécessaire maîtrise du Budget National … D’autres encore doutent
de la possibilité de faire accepter un Revenu, même de Base, à caractère
« inconditionnel ».
La « logique de l’Accès »[22]
plaide plutôt pour un accès universel à un niveau de vie décent. Ne paraît-il
pas, en effet, prioritaire, de réduire les inégalités en permettant l’accès à
toutes et à tous à l’éducation, la culture, la santé, l’habitat, les nouvelles
technologies comme à la vie civique, associative, à l’emploi, etc. ? De
nombreuses dispositions vont en ce sens, par exemple depuis longtemps
en matière d’habitat social, ou de façon plus récente dans le domaine de
la santé (Couverture Médicale Universelle, Aide pour une Complémentaire Santé
…). Dans « Que faire contre les Inégalités »[23],
30 experts proposent des solutions concrètes visant à universaliser les accès à
un niveau de vie décente. Certes ont-ils des approches parfois différentes
quant aux priorités retenues et aux moyens à mettre en œuvre, mais l’essentiel
est commun : réduire les inégalités, donner confiance, inclure … Les
objectifs annoncés parlent d’eux-mêmes : « Faire réussir tous les enfants,
agir où se crée la richesse, refonder enfin l’école, le bel avenir de l’État
Social … ».
Un Projet Politique majeur peut être de passer du Plan
National de lutte contre la
Pauvreté à un Plan National d’Accès à une vie décente, en
associant à cette occasion les différents acteurs concernés : État,
Collectivités territoriales, Mutuelles et Associations et autres acteurs
complémentaires.
Un volet particulier de cette politique de l’accès concerne
« l’accès au temps » : temps familial, social, civique, de
travail … La fin des années 1970 et début des années 1980 avaient été
l’occasion d’en débattre très ouvertement, le passage aux 35 heures également.
Le sujet serait aujourd’hui tabou. Les attaques contre les 35 heures en sont le
symbole le plus évident. Pourtant, les révolutions technologiques autant que
les aspirations sociales justifient pleinement d’y revenir ; la
persistance du chômage en France ou le travail précaire et pauvrement rémunéré
dans d’autres pays, également. La digitalisation, la robotisation vont faire
disparaître de nombreux emplois et vraisemblablement permettre d’en créer
d’autres, mais sans certitude que ceux-ci compensent ceux-là. En tout cas, les cartes
des temps d’emplois, d’activités vont être rebattues. Ne pas s’en préoccuper
serait irréaliste ; comme ne pas donner plus d’ampleur au Compte Personnel
d’Activité, qui esquisse ce que devra être un modèle de protection sociale
attaché à la personne tout au long de la vie, serait impardonnable. Des
« pistes existent »[24]
pour répondre au défi du nouveau partage des temps afin de contribuer à une
nouvelle dynamique économique.
Un autre Projet Politique doit donc être de réactiver le
dossier du partage des temps, d’ailleurs indissociable d’une protection sociale
tout au long de la vie.
L’Hexagone ou l’Europe ?
L’Union Européenne s’est endormie, la Russie nourrit ses
ambitions territoriales, la
Turquie se déchire. Au sein même de l’UE les nationalismes et
conservatismes s’exacerbent (Hongrie, Pologne …), conduisent à des ruptures
(Brexit). L’Union est victime de son absence d’initiatives, de ses incohérences
(immigration …), de ses vides sidéraux (politique sociale …), de ses faiblesses
(pas de vraie défense européenne …), elle se montre cachotière et maladroite en
négociant des traités comme celui prévu avec les USA (Tafta) … Le tableau est sombre
malgré des tentatives du couple Franco-Allemand pour retrouver un cap, malgré
le plan Juncker. L’Europe semble plus émiettée que rassemblée.
L’Union Européenne a surtout besoin de Projets. Certaines
capitales paraissent le comprendre (y compris Londres et Paris, qui envisagent
de nouvelles coopérations), des régions et les Länders agissent déjà en ce sens
dans le cadre de l’Union Européenne (et parfois en dehors de celui-ci). Une
programmation renforcée de « Interreg » devrait être lancée. Le plan
Juncker, que certains osent trouver excessif, est surtout trop modeste !
Le Fonds Européen d’Investissement Stratégiques est pour le moment limité à 21
milliards d’Euros, alors qu’il est destiné aux secteurs numérique, énergétique,
transports/interconnexions, recherche/Innovation … Apple, en 2014, a dépensé 6 milliards
de dollars en Recherche et Développement ! Certes est-il prévu qu’en 3
ans, les investissements atteignent 315 milliards d’euros, grâce aux fonds
mobilisés par la
Banque Centrale Européenne d’Investissement et aux
co-financements Publics-Privés, mais on est loin d’atteindre les sommes
nécessaires pour mettre l’Union Européenne au premier plan. Aux USA, le budget
fédéral dédié à la
Recherche Développement était à lui seul de 423 milliards de
dollars[25].
Les pays « volontaires » (France, Allemagne, Italie
…) ne devraient-ils pas, au-delà du Plan Juncker, lancer des « Appels à
Coopération pour le Développement de Projets Européens » ? Ceci afin
de constituer des « Projets Européens Innovants », autour d’États
« pilotes », pouvant aussi
réunir des acteurs privés comme d’Économie Sociale et Solidaire.
Parallèlement,
doivent être mis en œuvre :
-
une Politique
Sociale, non de nivellement par le bas, mais au contraire ambitieuse et
innovante, telle que le propose la Confédération Européenne
des Syndicats dans son « Manifeste de Paris » adopté lors de son
congrès de 2015,
-
une politique de
convergence fiscale grâce à un système de « serpent fiscal
européen », comme il y a eu par le passé un serpent monétaire européen.
-
un renforcement
et élargissement des processus du type Erasmus, notamment en direction des
jeunes créateurs de start-up sociales, civiques, économiques.
Est-ce à dire,
comme le suggèrent de bons apôtres, qu’il faut abandonner tout projet
d’amélioration des institutions européennes ? Certainement pas, le besoin
d’une Europe Fédérale, plus démocratique, plus citoyenne, étant une évidence.
Mais les réformes seront d’autant mieux préparées qu’elles seront portées par
des Projets concrets.
Est-ce à dire qu’il n’y aurait plus de politique économique
française ? Bien entendu : non ! Il est clair qu’ :
il faut doubler les moyens de la recherche, créer de nouveaux
dispositifs fiscaux d’aide au renforcement des fonds propres des TPE et PME,
créer des dispositifs de garantie (mi-publics, mi-privés) encourageant les
épargnants à investir dans les entreprises, inciter les PME à se grouper pour
innover et exporter (groupements, coopératives d’entreprises), moderniser et
élargir le champs d’application du titre participatif, favoriser les alliances
opérationnelles entre PME françaises et d’autres pays d’Europe …
L’Union Européenne a également besoin de
Projets communs diplomatiques et militaires afin de peser dans le concert des
Nations, en mettant le retour à la
Paix au cœur de son action. Tâche ardue et
complexe par définition, surtout dans une période ou l’Union Européenne a, à
propos du terrorisme, des attentats ou des questions d’immigration, trop
souvent fait preuve d’incohérence et de faiblesse. Tâche ambitieuse, alors que
des tensions diverses existent à ses propres frontières ...
Elle devra bien, là encore, dépasser ce qu’elle a commencé à
entreprendre et, par exemple, mettre en œuvre :
-
une politique nouvelle internationale, de
développement collaborative et interactive, permettant de vivre, agir, créer,
intégrer aussi dans son propre pays,
-
une politique commune concernant l’accueil et
l’intégration d’immigrés face à des migrations qui resteront de vaste ampleur.
Tâche d’autant plus incontournable si l’Europe des Démocraties
veut être une Europe démocratique, capable de se défendre et surtout capable de
porter un nouveau « Projet de Paix ».
En conclusion,
|
[1]
https://www.oxfam.org
[2] Cf sur ces sujets « L‘état de l’économie 2016 » et
« Quel monde en 2016 », Hors Série d’Alternatives Économie, janvier
et février 2016.
[3]
Alain, « Éléments d’une doctrine radicale », Gallimard, 6e
édition, 1933.
[4]
JDD, 7 février 2016.
[5]
Alain – Livre déjà cité.
[6]
Cf Articles 11, 7 2-1 de la Constitution
française .
[7]
Alain – Livre déjà cité.
[8]
Alain , « Mars ou la guerre jugée »,
1921.
[9]
Cf entretien de Saskia Sassen avec Cécile Daumas dans Libération des 6 et 7
février 2016.
[10]
Cf entretien de Fabien Escalona avec Thomas Wieder dans Le Monde du 1er
août 2016.
[11]
« La nouvelle lutte des classes, les vraies
causes des réfugiés et du terrorisme », Slavoj Zizek, Fayard, 2016.
[12]
Discours de Thierry Baudet, nouveau Président de la Mutualité Française ,
Assemblée Générale de la FNMF ,
23 juin 2016.
[13]
« La laïcité au quotidien, Guide Pratique », Régis Debrayy et Didier
Lesci. Folio 2016.
[14]
« Dictionnaire amoureux de la laïcité », Henri Pena-Ruiz, Plon 2015.
[15]
« L’Épreuve du plus grand Mal », Point de Vue Ouest-France, 2 août
2016.
[16]
Cf l’entretien de Dominique Schnapper avec Marie-Christine Tabet, JDD 7 février
2016.
[17]
« Manifeste pour le Progrès Social », Page Débats, Le Monde, jeudi 2
juin 2016.
[18]
« Cahier international des initiatives de l’ESS », www.rencontres
-montblanc.coop.
[19] « The Zero Marginal Cost
Society », Jeremy Rifkin, Palgrave Macmillan 2014.
[20]
Selon l’expression de Philippe Frémeaux, Alternatives Économiques, juin 2016.
[21]
Cf « Rapport sur les inégalités en France », Édition 2015,
Observatoire des Inégalités, et les travaux d’Alerte qui rassemble les
associations luttant contre la pauvreté.
[22]
Cf à ce sujet le livre de Jeremy Rifkin « L’Âge de l’Accès », La Découverte 2008.
[23]
« Que faire contre les Inégalités, 30 experts s’engagent »,
Observatoire des Inégalités 2006.
[24]
« Pourquoi faut-il réduire le temps de travail », Alternatives
Économiques, n°357, Mai 2016.
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