On est trop sérieux
quand on a 17 ans
quand on a 17 ans
Quand on les appelle, ils sont là
Ils ont un bon
tempérament.
Quand ils ne marchent
pas au pas
Ils ne sortent jamais
du rang
Les enfants sages
Florence
voulait tout savoir, comme curieuse et comme journaliste. Fatima voulait en
savoir un peu plus, comme policière et comme amoureuse éconduite.
- « Vous
êtes Témoin de Jéhovah ?
- Pas vraiment,
non. On ne peut pas dire ça.
- Et votre
mère, elle l’était ?
- Peut-être un
peu.
- Mais enfin,
ça n’a pas de sens. Expliquez-vous.
- Désolé,
mesdames, je suis désolé. Je ne suis pas à un interrogatoire, je ne suis pas
non plus en interview. Souffrez que je réponde à mon rythme, en fonction de ce
qui me passe par la tête, et en parlant de ce qu’il me plait. Telles sont les
règles du jeu. Si ça ne vous plait pas, vous pouvez descendre. Je ne
m’expliquerai pas et je me justifierai encore moins. Vous m’êtes sympathiques.
Je vous parle. Je ne vous dois rien. Vous ne me devez rien. C’est OK ? Je
vous dis ça, ça ne me gêne pas du tout de parler des Témoins de Jéhovah, ni de
ce que j’ai à faire avec eux. Je comprends que vous ayez des questions. J’ai
tout fait pour. Ce qui me dérange, c’est votre ton. Vous n’êtes pas habituées à
l’humilité, c’est normal, c’est votre profession. Mais là, il va vous falloir de
l’écoute et de la patience. Vous avez de la chance, vous roulez dans la plus
chic voiture de la terre. La classe anglaise. Laissez-vous porter.
Détendez-vous. Renoncer au stress, je sais, c’est beaucoup de travail. Un petit
voyage en Rolls n’y suffira pas, bien entendu, mais détendez-vous tant que vous
pourrez. Ça vaut largement une séance de massage. »
Après un petit
tour sur le plateau, la Rolls
avait descendu la route d’Elbeuf. Elle prit la direction de Rouen, ralentit
devant l’imprimerie des Témoins de Jéhovah, avant de tourner à droite à
Incarville. Devant chez Leclerc, la
Rolls suscita l’attention des clients du garage. Les
smartphones se déclenchaient rapidement pour prendre des photos à l’arrache, le
temps que la voiture reparte. Elle prit la voie rapide et sortit à la hauteur
du barrage de la Villette ,
comme si Anquetil voulait s’attarder à revoir l’endroit d’où sa mère s’était
précipitée.
- « Vous
pensez quoi ? Vous pensez qu’elle est tombée toute seule ou vous pensez
qu’on l’a aidée ? »
Fatima était
prise de court. Elle aurait voulu poser la question en premier et elle s’en
sentait désarmée et, du coup, faisant de nécessité vertu, elle se disait qu’il
valait mieux le laisser parler. Elle choisit de se taire alors que Florence ne
se pliait pas à ce type d’explication.
- « Je
vous aurais bien posé la question à vous. Je ne veux pas vous vexer, mais qui
pourrait vouloir tuer votre maman ? Quel intérêt ? C’en est au point
que la police a complètement négligé l’enquête. À part Fatima, qui y a prêté
attention. Mais tout le monde était sur le coup de l’agression des policiers
municipaux. Et pourtant…
- Pourtant ?
…
- Ben
pourtant, vous avez vu toutes ces incohérences ? Aller se noyer au barrage
de la Villette ,
à trois heures du matin… Il faut en vouloir, quand même, non ? Même
bourrée ! Je ne parle pas du reste.
- Mais si,
voyons, parlez-en, je vous en prie.
- Ben, ce
n’est pas évident, tout ça. parce qu’on peut pas se laisser tomber comme ça
dans la flotte, parce qu’on a fait un pas de travers. Il faut le vouloir. Comme
on dit à Louviers, faut prendre son envahie !
- L’envahie ?
c’est quoi ça l’envahie, fit Fatima surprise.
- Ah ! Comme
on dit sur Facebook, t’es pas de Louviers si tu ne sais pas ce que c’est que
l’envahie.
- Oui, dit
Anquetil, l’envahie, on ne sait pas trop d’où ça vient ce mot-là. Ça veut dire
l’élan, enfin, à peu près. Peut-être même ça veut dire l’envolée. Par exemple,
dans le Pays de Caux, on dit l’envolaye et ça a à peu près le même sens.
- Et c’est pas
le tout, Anquetil, mais il y a des bizarreries. Le type de l’Agglo, il s’est
fait voler les clefs du barrage cette nuit-là. Il s’en est pas vanté, parce
qu’il a cru les avoir paumées. En plus, il était plus tout à fait sûr d’avoir
fermé à clef l’accès au barrage la veille. Sauf que, mystérieusement, les clefs
sont réapparues. Miraculeux, non ? Réapparues le lendemain de la
découverte du corps. T’es au courant Fatima ? »
Fatima se
sentait de plus en plus bête. Elle était quand même chargée de l’enquête et se
reprochait de n’avoir pas vu grand’chose. Elle s’en voulait, bien sûr, mais en
elle voulait aussi à Florence, qui dévoilait ses hypothèses devant tout le
monde et en particulier devant un des éléments de l’enquête, avant de lui en
avoir parlé à elle. Le problème, avec la Rolls , et la façon dont elle était placée à
l’avant du chauffeur, c’est que c’était bien entendu impossible de lui envoyer
des coups de coude ou de lui faire le moindre signe. Du coup même, Florence
commençait à l’énerver vraiment à faire sa maligne, complètement subjuguée à
prendre le dessus sur la conversation dans l’espace magique de la Rolls.
Fatima sentait
monter le malaise. Ça allait de moins en moins bien. Elle n’oubliait pas la
façon dont Anquetil l’avait envoyée promener quand elle avait posé ses
premières questions. Maintenant, c’était comme si c’était lui qui menait
l’entretien. Pour un peu, elle se serait sentie en interrogatoire même s’il ne
la regardait pas, fixant le plafond de la Rolls et se lançant dans une sorte de confession.
Pendant
qu’elle se disait qu’elle n’avait plus qu’à ouvrir toutes grandes ses oreilles
et tout grands ses yeux, la
Rolls s’engagea dans l’impasse qui longeait le lycée
Decrétot.
- « Ah !
Vous ne pouvez pas savoir comme c’est drôle. Repasser par une ville qu’on n’a
pas vue depuis des années. Parce que moi, on peut dire que je suis de Louviers.
Il n’est pas un recoin où je n’ai un souvenir. Simplement, au bout de trois
ans, cela s’efface. Je ne sais pas si vous avez lu « la
plaisanterie » de Kundera. C’est le thème du tout début du livre, où le
héros redécouvre sa propre ville et où il ne connaît plus personne, enfin
personne qu’il ait envie de rencontrer.
- Oui, oui, je
l’ai lu ce bouquin. Je me rappelle juste que je n’avais pas aimé la traduction
de Finkielkraut. Enfin, je ne me rappelle pas que de ça. En fait, le type
revient dans sa ville, après en avoir été chassé. C’est votre cas ?
- Non, pas
chassé, je dirai pas ça. Il n’est pas chassé le type de la Plaisanterie , il est
condamné et il part en camp. En fait, il n’est pas chassé, il est excommunié.
Si je me permets de préciser, c’est précisément parce que c’est mon cas. Du
coup, c’était aussi le cas de ma mère. Tout ça explique qu’il y ait eu
tellement de monde à l’enterrement. Je plaisante, bien sûr… »
L’automobile
était bloquée devant le lycée. La sidération prenait le pas sur l’éparpillement
qui suit normalement la fin des cours. Les cars attendaient patiemment que les
lycéens viennent vers eux. Les quelques parents qui s’étaient audacieusement
embringués dans la large impasse participaient à l’embouteillage inextricable.
Tout le monde voulait voir la
Rolls , les selfies se multipliaient mais le véhicule imposait
le respect.
Ces lycéens apprenaient la mission de servir |
- « Excusez-moi,
c’est la nostalgie. Vous savez, c’est étrange, toujours, quand on revient de
l’étranger, qu’on retrouve une ville où l’on avait une situation, quelque chose
de fixé et où toute chose avait son rôle et que l’on assimilait avec le temps.
Et puis tout à coup : patatrac, on s’en va. On quitte les lieux, mais l’on
conserve au fond de soi tous ces souvenirs qui nous ont construits. Et puis on
revient et voilà. On voit un lycée qui ne vous attend plus. Où même on peut
s’en faire jeter si l’on tente de rentrer sans autorisation. On voit des tas de
gamins, des garçons, des filles, plus ou moins poussés, et qui ont tellement de
chose à vivre et qui estiment avoir déjà tout vécu. Bref, c’est marrant. Qu’est-ce
que je disais ?
- Vous ne
disiez rien. Comme d’habitude. Vous parliez juste de l’excommunication. C’est
quoi ça, l’excommunication ?
- Oui, c’est
quelque chose de terrible l’excommunication. C’est quelque chose de doublement
terrible quand vous faites partie d’une secte. D’abord parce que, bien sûr,
quand vous êtes là-dedans, vous ne pouvez pas y être à moitié. Il y a les
rites, les prières. Vous avez ça chez les catholiques, bien-sûr, mais enfin,
l’avantage c’est que vous êtes dans une religion majoritaire. Chez les Témoins
de Jéhovah, ça n’est pas comme ça. Pour vous maintenir dans la foi, comme vous
faites le contraire de ce que tout le monde fait, vous devez vous renforcer. Enfin,
vous pensez bien, pour un gamin, pour un ado surtout. Pas de Noël, pas
d’anniversaire. Bref, vous serrez les dents, vous faites comme on vous dit de
faire. Il n’y a pas moyen, sinon, c’est la rupture. Alors, quand l’excommunication
arrive, vous imaginez…
- Pas bien, non,
je n’imagine pas
- Vous avez
raison. Moi-même, j’ai mis beaucoup de temps à comprendre, à prendre de la
hauteur, mais l’une des données du problème de l’excommunication, c’est que
tout le monde s’en fout autour de vous. C’est ça sans doute la différence avec
le Moyen-Age. Dans le monde chrétien, une excommunication, ça faisait peur à
tout le monde. Il n’y avait pas tellement de différence entre être excommunié
et aller au bûcher, je suppose, même pour ceux qui n’y croyaient pas, ça
faisait quelque chose. E pur si muove comme disait Galilée.
- Ça s’est
passé à quel âge ?
- J’avais 17
ans. La Terminale. En
fait, je pense qu’on est trop sérieux quand on a 17 ans. C’est peut-être même
l’âge où l’on est le plus sensible à une excommunication. Même si l’on a besoin
de s’affirmer comme individu, c’est aussi l’âge où l’on a besoin de faire
partie d’une communauté, même pour la rejeter après.
- Mais vous
avez fait quoi pour être excommunié ?
- Rien. Je
n’ai rien fait. Moi, je n’avais jamais rien fait de ma vie, il n’y avait pas de
raison que ça change pour une poussée d’hormones. Je tenais bien le coup avec
les filles. D’ailleurs, les filles avaient peur de moi. Je n’avais aucun effort
à faire pour les éviter. Elles m’attiraient, bien sûr. Mais je savais que c’était
une épreuve du Seigneur. Non, l’excommunication elle provenait de mes parents.
- Mais comment
ça vos parents ? Votre père était mort depuis une quinzaine d’années,
n’est-ce pas ? Il n’était pas Témoin.
- Ben, mon
père non. Mais enfin, il n’était pas mon père non plus. C’était juste le mari
de ma mère. Peut-être un brave type, peut-être un pauvre type. Je ne suis pas
sûr qu’il se soit suicidé. C’est tellement l’habitude, dans les campagnes. Ce
genre de crime parfait, c’est courant. Les gens règlent leurs comptes par ici.
On dit les Normands procéduriers. Ça n’est sans doute pas faux. Au moins
connaissent-ils toutes les sinuosités législatives, mais ils savent aussi que
pour résoudre certains problèmes, rien ne vaut la ligne droite. Pas obligé que
ça se règle à coups de fusil, comme en Corse. Ça fait trop de bruit. Les
Normands sont des taiseux. Ils n’aiment pas les démonstrations. Ils font ce
qu’ils ont à faire.
Vous savez, je suis sûr même que, dans les campagnes, je parle des vraies campagnes, pas des rurbains, pas des gens qui viennent s’installer sur le plateau du Neubourg parce que c’est moins cher qu’à Louviers ou au Neubourg. Je parle de ceux pour qui le village est un lieu de vie, et même une histoire qui se prolonge. Pour eux, la famille, ça compte. C’est une communauté absolue. Bref, en ce qui concerne les conflits familiaux mal traités, pour parler clair, le problème des femmes battues, ben, je suis sûr qu’il y en a moins qu’ailleurs. Il suffit que la fratrie, que les parents s’en rendent compte. Dans ce cas-là, la brute, elle ne tarde pas à finir dans un accident de chasse ou sous la roue de son tracteur. Même, si la gendarmerie veut bien se donner la peine, qu’elle fasse des statistiques sur le nombre de suicides suspects dans les campagnes. Ce n’est pas toujours dû à la crise agricole.
- Quand
même ! … Vous allez loin Anquetil ! »
On arrivait à
présent à se sortir de l’impasse, après le demi-tour salvateur et la Rolls s’engagea dans la rue
Edouard Lanon. C’est merveilleux quand même cette tendance humaine à laisser
passer les puissants. Normalement dans cette rue, il est presqu’impossible de
se frayer un chemin entre les gens qui se garent n’importe comment et les
nombreux passages de ceux qui tentent le raccourci.
Croisant la
rue Saint-Germain, la Rolls
laissa passer un couple de quinquagénaires qui se tenait par la main.
- « Remarquez,
il n’y a qu’à Louviers qu’on voit ça. Je veux dire, les couples se tenant par
la main, c’est très courant depuis une vingtaine d’années et l’arrivée
d’internet. Avant, je les appelais les couples Meetic, maintenant, ce sont
plutôt des couples « Disons demain », qui d’ailleurs est une filiale
de Meetic. Vous vous rendez compte, un marieur devenu une puissance
financière ! Enfin, ça n’a rien à
voir avec ce qui se passe à Louviers. À Louviers, ce sont des Témoins de
Jéhovah. Ils se sentent l’obligation de se tenir par la main. Ce sont les
couples soumis. Conçus par le Royaume. A tous les âges de l’existence, quand
ils sortent en ville, il faut qu’ils se tiennent la main. Forcément, ce n’est
pas la même chose que des gens qui viennent de se rencontrer par internet et
qui voient en l’autre le moyen de se faire un peu de plaisir ou de se sortir de
leur solitude. Ça n’est pas génial, c’est commercial, mais c’est infiniment
plus sain. »
Anquetil d’un
grand sourire se retourna vers Fatima :
- « C’est
terrible, tout ça, n’est-ce pas ? Que fait la police ? »
Fatima sentit
le rouge lui monter au front. Elle se voyait sous emprise et était incapable
d’affronter le regard d’Anquetil. Elle se savait pas bien si c’était de se
sentir bête, sans réplique alors que, quand même, elle était lieutenant de
police. Et plus elle y pensait, plus elle se sentait idiote.
- « Vous
n’avez pas fini sur l’excommunication. Qui est-ce qui s’est fait excommunier
alors ?
- Bien, vous
vous en doutez, non ? C’était ma mère et le père Degénetais. Ils étaient
amants depuis des années. Bien sûr ! Il n’y avait que moi qui ne m’en
étais pas rendu compte. M’enfin, je doute fort que ce soit pour ça qu’ils se
soient fait excommunier. En fait, la cause est plus profonde. Degénetais
n’était pas un Témoin de Jéhovah comme les autres. Il avait une place dans
l’organisation. À un haut niveau. En fait, il était trésorier-comptable.
Ah ! Vous savez, les trésoriers ont toujours une place majeure dans toutes
les organisations. Soit ils se barrent avec la caisse, soit ils profitent de
leur connaissance précieuse de l’organisation et ils font du chantage. C’est le
danger avec les trésoriers. Que ce soit dans un club de pétanque, dans une
entreprise ou dans les partis politiques. Regardez un peu la façon dont sont
distribués les postes ministériels et la façon dont les trésoriers des partis
se retrouvent ministre, regardez les ministres du budget et la façon dont ils
deviennent des personnages politiques incontournables. Le premier poste
ministériel de Sarkozy, c’était au Budget. Dans la presse, lors de la formation
des gouvernements, on ne prête jamais attention à qui est nommé au budget.
Pourtant, si on veut anticiper sur qui va devenir important, c’est là qu’il
faut regarder. Qu’ils détournent ou pas du pognon, ils connaissent tout
des dépenses de tous les cadres de l’association. Un pouvoir énorme. »
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