Les écorchés
Ils ne lancent pas de défi
Ils ne montrent pas d’appétit
Et ne cherchent pas de chemin
Qui pourrait les porter trop loin
Les enfants sages
De ralentissement en ralentissement, on finit par sortir de la ville.
Florence regrettait que la limitation de la vitesse ne permette pas de profiter des capacités inouïes du véhicule, quand bien même il y avait des virages
couverts de feuilles mortes et dont l’adhérence mal assurée avait été la cause
de nombreux accidents. Comme pour répondre à sa demande intime, le chauffeur
accéléra. Il faut dire que tout ce temps passé rouler au ralenti devait avoir
mis sa patience à rude épreuve. À la sortie de La Haye-le -Comte, la voiture s’envola
dans un silence persistant. On était sur des routes peu fréquentées, sinueuses,
boueuses et parsemées de feuilles d’automne. C’était précisément ce qui
permettait d’apprécier la qualité de tenue de route de la bagnole.
Une rencontre fortuite avec un véhicule venant d’en face permit de
démontrer la qualité de tenue de route. Bon d'accord, le type en face s'était un peu écrasé sitôt qu'il s'était rendu compte de ce qu'il était en train de croiser.
On redescendit sur Hondouville, bordée tout en longueur par Georgia
Pacific, l’entreprise qui, ayant changé de nom au gré des procédures de rachat
des groupes internationaux, faisait les
beaux et mauvais jours de la commune depuis des années. Le passage d’une Rolls
dans ce paysage particulier pour inhabituel qu’il soit, n’en était pas pour
autant exceptionnel. Il était arrivé parfois que de grands pontes
internationaux y passent.
La voiture poursuivit sa route vers le Neubourg. De petits villages aux
noms improbables parsemaient la route.
On reste fasciné par ces corps où chaque entraille est localisée avec précision, tout en pouvant être déplacée, consultée et remise à sa place, à volonté. |
La voiture s’enfonçait dans une forêt profonde. Florence connaissait ces
paysages par cœur, que Fatima découvrait. Anquetil tenait à passer par
Saint Aubin d’Ecrosville, la commune du Docteur Auzoux, l’inventeur des
écorchés. Ce sont ces corps fascinants qui ont fait progresser les études
médicales. Avant, les étudiants allaient chercher les cadavres et certains
mourraient en attrapant des maladies. Lui, le bon docteur, bricoleur de génie,
avait reproduit les corps avec précision, deux siècles avant les imprimantes
3D. Il en avait même créé sa petite entreprise, immensément prospère compte tenu de la taille du village. Mais là aussi, même si l'activité s'était maintenue assez longtemps, la production manufacturière
avait fini par connaître la crise. Ce qui est sûr c’est que pendant deux
siècles, la commune de 500 habitants avait bénéficié de l’emploi durable d’une
quarantaine d’ouvriers. Il s’agissait d’un emploi hyper spécialisé basé sur la
connaissance acquise de travailleurs aptes à transformer en toute précision le
papier mâché et le fil de fer en organes humains repeints, imitant à merveille
la réalité. C’est fini à présent. On ne voit plus d’écorchés dans les salles de
classes, encore moins dans les amphithéâtres des facultés de médecine. Il
n’empêche. On reste fasciné par ces corps où chaque entraille est localisée avec précision, tout en pouvant être déplacée, consultée et remise à sa place, à volonté..
- « Excusez-moi, je tenais à repasser par là. Ma mère y a travaillé. En
fait, je me suis toujours demandé ce que ça pouvait faire de fabriquer des
corps si ressemblants. Vous savez, quand on est sur un travail, comme ça, ça
vous marque. Je suis sûr que ma mère était travaillée par le corps, et ce
d’autant plus qu’il s’agissait d’un sujet tabou. Il y avait alors un dialogue
entre la matière et elle, surtout pour un Témoin de Jéhovah.
- Et votre père, il travaillait aussi chez les écorchés ?
- Mais de quel père vous me parlez ? Du vrai ou du faux. Du vrai
faux-père ou du faux vrai-père ? Du premier ou du deuxième ? De celui
de l’état civil ou du père biologique ? De Degénetais ou de Delpech ?
De toute façon, ça ne change rien, ils n’ont jamais travaillé sur des écorchés. »
Anquetil mit un peu de musique comme pour combler les silences qui
commençaient à peser. Les insatisfaits, la chanson de Hollydays s’installa en fond sonore.
- « Nous sommes presque arrivés, dit Anquetil. »
Sauf que le véhicule, loin d’entrer dans la cour du château qui semblait
lui tendre les bras poursuivit sa route en laissant sur sa droite la forêt que
l’on avait domestiquée pour la transformer en lotissement.
On arriva enfin dans le village, laissant la charmante église pour
rejoindre à l’écart, un peu plus loin, un ensemble disparate de trois à quatre
maisons.
- « Je voulais vous montrer ça. C’est toute mon enfance. Bien sûr, ça
ne ressemble à rien. C’était une ferme. Il n’y a plus rien. C’est là que j’ai
vécu, et c’est par là que mes pères sont morts puisque j’ai eu la chance d’en
avoir deux.
Mon père a été retrouvé dans la fosse à purin. Quand je dis mon père, c’est
celui que j’ai toujours considéré comme mon père, quoi qu’on m’ait raconté par
la suite. La fosse à purin était là, paraît-il. Je vous dis
« paraît-il » parce qu’elle a complètement disparu. Comblée.
Moi-même, comme gamin, je ne l’ai jamais connue. Vous comprenez bien que ma
mère, mes grands-parents, tout le monde a voulu effacer les traces. Mon père a
été incinéré. Je l’appelle comme ça, même s’il ne m’a rien laissé, même si je
suis certain que ce n’est pas mon père biologique. Peut-être qu’il ne s’agit
pas d’assassinat, à proprement parler. Mais vous appelez ça comment un type qui
choisit de mourir en se jetant dans une fosse à purin. Autour de moi, on
appelait ça un suicide. Pour moi, ça a toujours été un assassinat. Qu’on l’ait
poussé ou pas dans la fosse, je m’en foutais. J’ai mis un temps fou à savoir ce
qui s’était passé d’ailleurs. C’est Degénetais qui me l’a appris, sans doute à
sa sauce à lui. C’est lui qui m’a parlé du suicide de mon père. Il me racontait
même que c’était un pêché. Qu’il ne fallait pas se suicider, qu’il ne fallait
pas s’opposer au seigneur. Et moi, comme j’étais un gamin paumé, sans grande
personnalité, j’écoutais sans broncher mais je me suis toujours dit que si on
arrivait à pousser un type à ce genre d’horreur, on ne peut pas appeler ça
autrement qu’un assassinat. »
Fatima contemplait le paysage désolant. Anquetil ne proposait même pas de
rentrer à l’intérieur des masures. Pendant qu’elle écoutait celui pour qui ce
lieu était celui de toute son enfance, elle se demandait qui, à présent,
pourrait avoir envie d’habiter là ? Encore le climat était-il favorable
et, à l’approche du coucher du soleil d’automne, pouvait-on percevoir les
couleurs des champs et de la forêt environnante. Mais il arrive qu’il pleuve en
Normandie, n’est-ce pas ? Elle s’imaginait le gamin marchant dans la nuit
mouillée d’hiver pour aller rejoindre le car là-bas qui devait passer près de
la mairie, et l’amener jusqu’au Neubourg pour rejoindre le lycée de Louviers.
Les deux amies regardaient Anquetil faire le plein d’émotions en attendant
comme elles pouvaient. Certes, elles s’étaient un peu lassées de la promenade
en voiture, si chic qu’elle fût, mais le temps commençait à paraître un peu
long. En parlant toutes deux, elles en vinrent à une drôle de comparaison,
mesurant que le coût de la Rolls
était très nettement supérieur à celui des habitations.
Anquetil les invita à remonter dans le véhicule.
- « Je vous aurais bien invité à boire un verre dans ce qui est
finalement chez moi, bien que je n’ai pas encore signé les papiers pour l’héritage.
Mais je n’ai même pas pris les clefs, et je ne sais pas où elles sont.
Peut-être dans le fond du canal de la Villette. Enfin, j’imagine qu’il n’y a rien
à l’intérieur. Peut-être même pas du café. »
Anquetil leur proposa de faire salon à l’intérieur de la Rolls , et, effectivement,
cela changeait tout.
Anquetil invita Florence quelques temps à l’arrière du véhicule,
histoire de trinquer avec les passagers. Anquetil était entre les deux amies,
et avait mis à jour le coffret secret réfrigéré d’où sortit une bouteille ornée
d’un as de pique. Florence savait que c’était la grande classe. La bouteille
devait valoir au moins un mois de piges à La Dépêche.
Une coupe s’offrit aux passagères. Anquetil faisait le service et déboucha
avec classe la bouteille divine. S’il ne lui restait plus grand-chose de
ses années troubles passées au lycée technique, au moins savait-il servir avec
le talent adapté un champagne absolu.
Il invita ses hôtes à jouir de la couleur de la robe jaune dorée qui
s’accordait au paysage d’automne. Ensuite, avant même de porter ses lèvres à la
coupe, il invita les amies à respirer les saveurs qui reflétaient les cépages
du champagne millésimé.
La défiance ne s’était pas dissipée, au contraire, mais elle était
contrebalancée par ce sentiment de mérite que peut apporter la délivrance du luxe. Florence se demandait d’autant
plus ce qu’elle faisait là, qu’elle se sentait en trop dans l’incontestable jeu
de séduction qui se déroulait entre Anquetil et Fatima.
Au moment du coucher du soleil, on se décida à partir. La bouteille était
presque vidée, l’imagination reprenait le pouvoir dans les têtes et les
déterminants théoriques avaient perdus de leur vigueur.
Florence reprit sa place à l’avant du véhicule, ce qu’on appelait la place
du mort à l’époque où les ceintures de sécurité n’existaient pas. Mais
l’expression semblait si inadaptée au confort superfétatoire de la Rolls. Après tout,
elle se satisfaisait pleinement de ce poste d’observation. Elle entendait tout
de ce qui se disait entre Anquetil et Fatima. Elle avait aussi l’œil sur le
chauffeur, qui lui, restait hyper pro. Elle avait tenté quelques échanges de
regard, mais il était resté raide comme un piquet et n’avait pas même goûté le
champagne. Florence n’avait jamais connu ça, un type complètement au service.
Elle aurait bien tenté quelques chatouilles, mais la configuration des sièges
ne le permettait pas.
C’est à se moment-là qu’Anquetil proposa de mettre en branle les fauteuils
massant en précisant qu’il y avait tout lieu de profiter de cette Rolls,
occasion de luxe exceptionnelle.
- « C’est une location. Demain, je dois la rendre demain ! »
Florence ne voulait pas dire que le coût de location d’une journée d’une
Rolls devait équivaloir au prix des voitures qu’elle avait possédé jusqu’à
présent. Elle avait peur d’être vulgaire.
Elle sentit une douceur lui envahir doucement les fesses avant de se rendre
compte que le fauteuil massant s’occupait aussi du reste de son corps. Ça la
fit rire, sans pour autant qu’elle se prive du plaisir inattendu. Voilà qu’on
s’occupe de mes fesses… tout en douceur et sans que je l’ai demandé. C’est donc
ça, le porno chic !
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