Carte illustrant l'évolution du vote front national non d'une cantonale à l'autre, mais des européennes d'il y a un an aux départementales d'aujourd'hui. Cette évolution contredit la thèse sur |
Je vous invite à prendre le temps d'écouter l'interview avant de lire l'article d'Hervé Le Bras. Enfin, je vous transmets un troisième article, une tribune, toujours parue dans le libé du jour et dont l'auteur, elle aussi géographe semble mettre tout le monde d'accord. Le titre : les enfants gâtés de la République ! Elle reprend ce que je pense au fond du scrutin : les électeurs du Front National nous emmerdent ! Les abstentionnistes aussi ... Mais elle ne répond pas à la question : on fait quoi avec les enfants gâtés ? Bonne lecture ;) et bonne audition ...
Pour commencer l'interview de Christophe Guilluy par la Fondation Jean Jaurès :
La tribune d'Hervé Le Bras en réponse :
Départementales :
«Périphérie», vous avez dit «périphérie ?»
Les résultats du premier tour des
départementales, dimanche dernier, ont été accueillis avec un certain
soulagement par la gauche. Elle ne reculait plus depuis les élections
européennes et le Front national atteignait 25% alors que plusieurs sondages
l’avaient placé au-dessus de 30%. Mais bientôt, le discours de la peur a
repris, attisé par les tirades des Le Pen père et fille et de Florian
Philippot mettant en avant une formidable progression du FN dans la ruralité,
particulièrement dans les périphéries les plus lointaines soi-disant
abandonnées par la République. Une comparaison au niveau communal avec les
résultats du FN à l’élection européenne de l’an dernier ne montre rien de tel.
Au contraire.
D’abord, le FN ne progresse pas en
pourcentage (mais en voix, car l’abstention a été plus faible). Il obtient
25,24% des suffrages, contre 24,85% en 2014. Mais Paris et Lyon, n’ayant
pas voté à l’élection de dimanche dernier, en raison de leur statut
métropolitain, il faut effectuer la comparaison en retirant ces deux villes
du résultat de 2014. Comme le FN avait obtenu alors 9,3%, à Paris et
13,6%, à Lyon, le score de 2014 sans ces deux villes remonte à 25,6%.
Stagnation donc.
Au niveau local, surprise, ce sont, en
général, les grandes villes où le vote frontiste augmente nettement alors qu’il
diminue, voir chute dans les zones les plus rurales. Les baisses les plus
spectaculaires se situent au sud de la Loire dans pratiquement tout le Massif
central (12 points de chute en Corrèze et dans le Cantal, 10 en Lozère,
6 dans l’Aveyron), dans le piémont pyrénéen (12 points de chute dans le
Gers, 6 dans les Pyrénées-Atlantiques, 8 en Ariège et même 4 dans les
Pyrénées-Orientales), et dans les Alpes (15 points de chute dans les
Hautes-Alpes, 9 dans les Alpes-de-Haute-Provence, 5 en Savoie).
Inversement, le FN gagne des points dans la plupart des grandes villes,
y compris dans leur centre et cela sur tout le territoire : 5 points
de mieux qu’en 2014 à Strasbourg, 4 à Metz, Dijon et Grenoble,
3 à Nantes, Rennes, Tours, Lille, 2 à Bordeaux, 1,5
à Toulouse.
Au nord de la Loire, la situation est un
peu différente dans les zones rurales. La diminution du score du FN est
supérieure à 4 points dans les campagnes de Normandie, de Picardie et du
Nord. Cela s’explique en partie par le rôle personnel que jouait Marine
Le Pen en tête de liste dans la circonscription nord-ouest à l’élection
européenne mais qui n’occupe plus une place privilégiée dans cette région à
l’élection départementale. Plus à l’ouest, en Bretagne et dans les Pays-de-la-Loire,
le FN progresse, mais il gagne plus dans les zones urbaines que dans les zones
rurales, par exemple sur les côtes bretonnes plus qu’au centre de la région.
Enfin, le front augmente ses scores déjà élevés dans une large fraction sud et
est de la région parisienne s’étendant à l’Eure-et-Loir, l’Aube, la Marne,
l’Yonne et le Loiret.
Comment comprendre de telles évolutions
qui ne correspondent pas aux litanies habituelles sur le vote périphérique.
Est-ce l’attitude martiale et combative de Manuel Valls qui a permis la
reconquête des campagnes ? Mais si cela est vrai au sud de la Loire et au
nord-ouest, ce ne l’est pas dans l’ouest profond ni en Champagne. Et pourquoi,
les urbains, pourtant en moyenne plus réceptifs à la gauche, auraient-ils fait
la sourde oreille ?
On a tendance à exagérer le rôle des
déclarations (et des gesticulations) politiques à la veille des élections alors
que des tendances plus profondes sont à l’œuvre. Cela témoigne d’un certain
mépris envers l’électeur réputé versatile et influençable. Or, la différence de
l’objet des votes de 2014 et de 2015 a été prise au sérieux par les
électeurs. La nature du scrutin et ses enjeux à long terme ont été mis en
balance, dans un cas, en ce qui concerne l’avenir de l’Europe, dans l’autre, l’avenir
des instances locales. Les campagnes n’ont pas seulement voté pour le FN
en 2014, mais contre l’Europe que ce parti était le seul à vilipender.
Elles estimaient, en effet, souffrir de la concurrence et de la PAC, et
voyaient les aides de Bruxelles fondre.
Cette raison ne vaut plus pour l’élection
départementale lors de laquelle les ruraux ont, au contraire, exprimé une
défense des échelons locaux que le FN représentait mal faute de cadres et pour
avoir nationalisé les enjeux. Inversement, les villes et surtout les
métropoles, dont le vote est toujours plus favorable au FN que la moyenne lors
des référendums sur l’Europe, n’ont pas soutenu le front en 2014 en raison
de son hostilité à Bruxelles, puis lui ont été légèrement plus favorables en
2015, cette hypothèque étant levée, ou bien sont tout simplement revenues à
leur étiage habituel, une fois l’Europe mise (presque) hors de cause.
Ces flux et reflux du vote FN au cours de
la dernière année ne modifient toutefois pas, en profondeur, sa couverture
territoriale qui reste contrastée avec plus de 30% des voix dans le Nord-Est et
sur les rivages méditerranéens et moins de 20% à l’Ouest, au Centre et au
Sud-Ouest. Une répartition que la théorie du vote périphérique est là aussi
incapable d’expliquer.
Derniers ouvrages parus : Atlas des
inégalités. Les Français face à la crise, Autrement (2014) et, avec Emmanuel
Todd, Le Mystère français, le Seuil, (2013).
Par Hervé Le Bras Démographe, Ecole des hautes
études en sciences sociales et Institut national d’études démographiques
(EHESS-Ined)
Et celle de
Béatrice GIBLIN
Géographe, Institut français de géopolitique, université Paris-8 et directrice
de la revue Hérodote
Les enfants gâtés
de la République
Quand Manuel Valls a annoncé dans son
discours de politique générale la suppression des conseils généraux (à partir
de 2021), ce fut le tollé chez les élus et dans les campagnes où le conseiller
général est parfois connu et reconnu. Cependant, les résultats du premier tour
des élections départementales montrent que cet attachement au département n’a
pas amené les électeurs à voter en masse pour élire ses représentants. Le taux
d’abstention dans les cantons ruraux est comparable à celui des cantons urbains
où le conseiller général est généralement inconnu. Il est vrai que cette fois
l’abstention peut aussi s’expliquer par le fait que les électeurs ne savent pas
clairement quel va être le champ de compétences des départements, mais le
savaient-ils auparavant ?
Même si le taux d’abstention a été moins
élevé que prévu (49,4%) au grand soulagement des socialistes, il n’en reste pas
moins qu’un électeur sur deux ou presque n’a pas jugé utile d’aller voter, soit
plus de 21 millions d’électeurs (alors que le FN comptabilise
5,1 millions de voix). Admettons que tous ne sont pas touchés par la
pauvreté et le chômage et ne se sentent pas abandonnés par la République.
Longtemps les abstentionnistes ont été qualifiés de «pêcheurs à la ligne» ;
désormais on parle de «déçus de la politique» : droite ou gauche au pouvoir
rien ne change, pourquoi donc aller voter ? Assurés de rester bien protégés par
un Etat encore puissant et dans une démocratie solide, ils peuvent, sans risque
et avec une certaine désinvolture, bouder les urnes, expression qui évoque le
comportement de celui ou celle qui n’a pas ce qu’il veut quand il le veut.
Faudrait-il une politique de droite réellement libérale avec la mise en place
d’une politique sociale moins généreuse, à l’anglaise par exemple, pour que
les électeurs fassent la différence et se mobilisent lors des élections ?
Le désaveu de la gauche dans son ensemble (36% des voix) donnerait à le croire,
car ce ne sont assurément pas les candidats du Front de gauche qui ont séduit
les électeurs. Vilipender l’austérité socialiste pour mobiliser les électeurs
ne convainc visiblement pas, et leur programme, qui ignore les réalités ou
contraintes économiques de la mondialisation, est jugé, y compris par les
électeurs de gauche, irréaliste.
A la désinvolture des abstentionnistes
s’ajoute l’irresponsabilité égoïste des divisions de la gauche. L’annonce par
les sondeurs d’un FN à 30% n’a nullement ramené à la raison ni les écologistes
ni le Front de gauche trop préoccupés de se démarquer d’un gouvernement «socialiste
libéral» honni, du moins jusqu’au soir du premier tour. Ainsi, la désunion à
gauche et la bouderie des urnes expliquent la perte du département du Nord par
les socialistes dès le premier tour. Il est vrai que les nombreuses défaites
aux municipales de 2014 annonçaient celle du 21 mars 2015 et ce malgré la
qualité du bilan de l’action municipale ou départementale comme à Roubaix ou
Dunkerque. Dans le Pas-de-Calais, le résultat du canton de Lens est encore plus
significatif du mépris des électeurs pour le travail accompli : près de 50%
d’abstention, le FN à 43% et le PS à 26% malgré le Louvre-Lens, au succès
indéniable et dont l’implantation et l’essentiel du financement sont dus à la
mobilisation des élus socialistes de la région, du département et de l’agglomération
lensoise. Implantation qui a permis d’accélérer la rénovation urbaine, de créer
des emplois (400), d’aider au développement de l’activité commerciale et
d’améliorer l’image de la ville. Ajoutons encore la rénovation du stade
Bollaert : 70 millions d’euros d’investissement dont seulement 12
pour l’Etat et 11 pour le RC Lens (via un emprunt à la région), le reste,
47 millions, étant investi par les communautés territoriales, mais
il aurait sans doute mieux valu pour les résultats électoraux qu’elles
assurent de bons résultats au RC Lens en Ligue 1, actuellement relégable
en Ligue 2.
Et pendant ce temps, le FN poursuit sa
stratégie d’ancrage territorial en étendant sa toile à partir de ses zones de
forces. Bien amorcée dans les années 90, surtout dans le Sud, mais aussi
dans les banlieues parisienne et lyonnaise et le département du Nord, elle fut
stoppée par la rupture avec Bruno Mégret, qui a entraîné avec lui de nombreux
cadres et militants, d’autres rejoignant la droite classique, ce qui a même
laissé croire un temps que le FN était définitivement fragilisé. Il lui a fallu
du temps pour reconstruire un appareil de cadres, et retrouver des militants
afin de pouvoir présenter des candidats sur l’ensemble du territoire national.
Il semble que le but soit atteint.
Avec 5,1 millions de voix (soit 12%
des inscrits), il obtient son troisième meilleur score et ce à une élection
locale qui, jusqu’ici, ne lui était pas favorable. L’absence de notoriété de
ses candidats, comme de campagne sur le terrain, n’a visiblement pas été un
handicap. Le discours national souverainiste a suffi. Il séduit des électeurs
venus d’horizons politiques différents voire opposés : ouvriers et employés
venus de la gauche, comme artisans, paysans, commerçants venus de la droite.
Tous partagent le sentiment d’être dans une France menacée par la
mondialisation, par l’UE, par le chômage, par l’accroissement des inégalités
économiques, sociales et culturelles, par l’immigration. Menaces négligées,
selon les électeurs frontistes, par la droite comme la gauche. Le FN séduit
aussi de plus en plus les jeunes : selon toutes les enquêtes, sa part chez
les 18-35 ans est nettement supérieure à la moyenne.
N’ayant jamais été confronté à l’exercice
du pouvoir national et très rarement au niveau local, ce parti n’a pas encore
pu décevoir, et continue donc de faire rêver.
Mal à l’aise avec le concept de Nation
depuis que le FN s’en est emparé, la gauche assène le discours antidote de la
République et de ses valeurs. Or, le FN ne remet pas en jeu le régime politique
de la République mais bien la conception française d’une nation ouverte et
généreuse dans ses principes si ce n’est toujours dans la pratique. La
République ne suscite pas le même attachement sentimental que la Nation. Le
rassemblement du 11 janvier a montré que l’envie de faire Nation n’avait
pas disparu et que l’éprouver ensemble rendait heureux et fier. Parmi ces
Français, les électeurs du FN d’une part, et nombre de Français issus de
l’immigration d’autre part, étaient peu nombreux, ne se reconnaissant pas pour
des raisons différentes dans cette nation-là. Or, c’est pourtant dans celle-ci
que la majorité des Français se retrouve encore, et non dans une nation repliée
sur son territoire et nostalgique d’un passé idéalisé proposé par le FN. Plus
que de République, c’est de Nation qu’il faut savoir parler aux Français avant
que les victoires électorales du FN nous rendent honteux d’appartenir à une
nation rabougrie qui n’est pas la France. L’enjeu politique est donc bien de
trouver la réponse à cette question primordiale : comment «faire Nation»
aujourd’hui en repoussant le nationalisme populiste du FN.
Auteure de : «l’Extrême droite en Europe»,
La Découverte, 2014.
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